Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Élisabeth de Fontenay, Alain Finkielkraut. Extrait de : En terrain miné

EXTRAIT >

Cher Alain,

Nous avons donc décidé d'échanger des lettres plutôt que de nous entretenir de vive voix. L'utilisation de ce vieil outil littéraire me semble prudente et bénéfique, bien que je me demande si elle n'est pas une dérobade. Malgré mon goût de l'affrontement, je redoutais en effet ta présence et ce que le tac au tac implique de violence. Autrement dit, je craignais de me heurter en temps réel sur du non négociable et de voir bientôt se lézarder une chère et ancienne amitié. Tu ne comprends pas cette crainte, je le sais, mais les choses sont bien plus compliquées que ce que laisse entendre cette entrée en matière. Car nous formons, toi et moi, une communauté qui nous est propre, mélange idiomatique de fidélité à l'appartenance juive et d'enchantement par le génie du christianisme, d'esprit laïc et républicain, mais aussi d'attachement douloureux et glorieux à la totalité de l'histoire de France, d'intolérance aux déracinements de toutes sortes imposés par la modernité techniciste et mondialiste et, en même temps, de résistance universaliste. Cette complicité, durant près de quarante ans, fait que je me sens plus ou moins embarquée, et d'une manière que je supporte mal, dans ce que j'appellerai pour le moment tes écarts, à savoir ce que je considère comme des positions parfois ultradroitières. Je n'hésite pas à t'avouer que ton rejet par la gauche de la gauche m'effraie, même si, pour ma part, je refuse désormais de me laisser surveiller et intimider par l'angélisme pervers des droits de l'homme et de l'antiracisme. Au fond, je me brouille continuellement et solitairement avec toi, et si j'ose enfin te le dire, c'est, crois-le bien, que j'espère par ces entretiens réveiller ce monde qui nous est commun, cette singulière première personne du pluriel qu'a pu dans ton œuvre construire ce que j'appellerai ta trilogie tragique : Le Juif imaginaire, L'Avenir d'une négation et La Mémoire vaine. Je voudrais qu'au terme de ce travail d'élucidation mutuelle nous ne soyons plus séparés que par des litiges négociables ; je souhaiterais que le spectre entre nous d'un différend irréversible se dissipe.

Voici la question que je me pose et que je te pose, en ce début de notre confrontation : comment se fait-il que notre amitié se soit obstinée malgré certains graves désaccords ? Une première évidence, conjoncturelle, me vient à l'esprit. Les attaques contre toi (maurrassisme, barrésisme, xénophobie) sont le plus souvent d'une telle déloyauté, elles témoignent d'une telle amnésie historique et d'une telle cécité politique que je me trouve mise en situation de faire corps, sinon avec certaines choses que tu as écrites ou dites et qui ont déclenché ces injures ignominieuses, mais avec l'expérience que, de longue date, je fais de toi. En outre, il faut que j'avoue cette faiblesse politique dont je pâtis : tu me fais rire avec tes mots d'esprit toujours dévastateurs, parfois scabreux mais jamais vulgaires. D'où me vient cette complicité avec des plaisanteries dont l'effet immédiat, et c'est le miracle du rire que cette immédiateté, est de désarmer mes efforts d'argumentation ? Elle témoigne sans doute d'une commune provenance à la fois ashkénaze, française, républicaine, lettrée et d'un goût pour le second degré réparateur. L'amitié ne peut durer sans cette communauté éphémère du rire.

Je ne crois pas qu'il faille dire, comme on pourrait en être tenté, que notre lien a été plus fort que les dissensions politiques, car je pense plutôt qu'il s'en est nourri. Le conflit entre la politique et l'amitié, au XXe siècle, a brisé bien des affinités électives et toi-même, tu as été marqué par ta rencontre avec l'Europe centrale à travers l'expérience et la pensée de Kundera, écrivain qui déplore qu'on puisse désaimer un ami, voire le trahir pour des motifs politiques. Il admire Mitterrand auquel ses fidélités ont fait courir des risques, il se plaît à regarder la photographie de Heidegger, philosophe compromis par le nazisme, marchant dans la campagne aux côtés du poète résistant René Char. Mais laissons ce Denker et ce Dichter, ce penseur et ce poète, à leur grandeur, car là ne réside pas du tout ce dont il s'agit entre nous. Notre amitié, en effet, avant de devoir surmonter l'épreuve de possibles ruptures, s'origine dans un noyau intime et politique, à savoir le soutien sans réserve à l'État juif et, en même temps, dans la critique sans concessions de la politique menée de longue date vis-à-vis de l'État palestinien. Elle s'ancre aussi dans la volonté de maintenir un lien fort entre les générations et de contraindre les contemporains qui nous font suite à recevoir ce dont ils héritent et aussi ce dont ils n'ont pas eu la chance d'hériter.

Maintenant, qu'est-ce qui nous oppose ? Ta complaisance dans une vision passéiste de l'état du monde que je tiens pour plus esthétisante qu'éthique ou politique ; dans ton pessimisme extrême quant à la modernité technicienne ; dans ton irritation vis-à-vis des nouvelles générations dont tu n'attends pas grand-chose ; dans ton désespoir de constater qu'elles sont et seront de plus en plus dépourvues d'humanité, c'est-à-dire selon toi de culture ; dans ton féminisme d'un autre temps, qui assimile les Lumières à la galanterie, même si je sais d'expérience combien les femmes qui collaborent à l'élaboration d'un monde commun comptent dans ta vie ; et surtout dans ton choix, bien que tu ne sois pas un homme politique, de l'éthique de responsabilité contre l'éthique de conviction, justifiant une certaine froideur quant au constat que l'Europe ne peut pas accueillir toute la misère du monde ; enfin, dans ton absence de tourment à propos de la notion d'identité...

J'ai sans doute trop chargé cette lettre qui contient en puissance une grande partie de ce dont nous aurons à débattre. Et j'ai pour le moment effacé, à l'intérieur même de ce réqui­sitoire, certains chefs d'accusation que je ne suis pas sans porter contre moi-même. À toi de relever, dans un premier temps, ce qui te semble abusif dans les critiques que je t'adresse.

Élisabeth

 

Chère Élisabeth,

Pourquoi le XXe siècle est-il jonché d'amitiés mortes ? Pourquoi tant d'exclusives, d'exclusions et de ruptures ? Parce que, sous l'effet du premier conflit mondial, la formule de Clausewitz a été renversée et la politique pratiquée comme la poursuite de la guerre par d'autres moyens. Témoin désabusé de ce grand saccage, Kundera en tire la leçon suivante : « L'opinion que nous défendons n'est que notre hypothèse préférée, nécessairement imparfaite, probablement transitoire, que seuls les très bornés peuvent faire passer pour une certitude ou une vérité. Contrairement à la puérile fidélité à une conviction, la fidélité à un ami est une vertu, peut-être la seule, la dernière. »

Lisant ces lignes et songeant aux maléfices d'un passé tout proche, j'ai envie de donner raison à Kundera. Mais je n'y arrive pas, car je n'ai pas d'opinions, je suis affecté par les événements du monde et mes idées, quand il m'en vient, naissent sous l'effet d'un choc, d'une inquiétude ou d'un chagrin. Une amitié préservée de toutes ces émotions serait pour moi sans consistance. Et je ne saurais lui être fidèle : ce n'est pas dans une bulle qu'on peut cultiver un lien. Mais le lien n'abolit pas nécessairement la distance. Du moment que les mêmes choses le touchent, l'ami peut être aussi le grand contradicteur. Il ou elle surprend, interpelle, exaspère, désarçonne, et c'est tant mieux. La dispute doit être saisie alors comme la chance de devenir plus intelligent.

Et la dispute avec toi arrive tout de suite : en refusant la violence du tac au tac, tu ne t'es pas dérobée, tu as opté pour la franchise de l'écriture. Les impondérables de la conversation ne t'auraient peut-être pas permis de me dire aussi crûment que ce qui te brouille continuellement et solitairement avec moi, ce sont mes « positions ultradroitières ». Cette formulation, je l'avoue, me laisse songeur et je vais essayer de t'expliquer pourquoi.

Dans mes jeunes et belles années, je ne comprenais pas que l'on pût se dire de droite. La gauche, c'était pour moi les opprimés qui réclament justice. Il fallait donc être sans cœur pour choisir le camp des oppresseurs et avoir perdu la mémoire même de la morale pour assumer tranquillement ce choix. Canaille décomplexée, salaud et fier de l'être : tel m'apparaissait l'homme de droite. C'est fort de cette certitude qu'en mai 1968, j'ai rejoint le mouvement, et que, les années suivantes, je me suis lancé dans la surenchère. Car je ne voulais pas risquer de me retrouver à la droite de la gauche. N'être le salaud de personne : telle était mon obsession. La radicalité m'a offert cette position inexpugnable. Je jugeais les autres (particulièrement les autres gauchistes) et je me mettais moi-même à l'abri de tout regard de surplomb.

J'ai perdu ma superbe intellectuelle au contact des Dichter und Denker de l'autre Europe. Kundera, Milosz et Vassili Grossman ne m'ont pas seulement ouvert les yeux sur l'horreur totalitaire, ils m'ont révélé que ce qui y avait conduit, c'était précisément le partage du monde en deux subjectivités antagonistes sur lequel reposait mon engagement. Les artisans enthousiastes et les farouches partisans des diverses dékoulakisations ne voulaient pas le mal, ils aspiraient sincèrement à en finir avec la domination des méchants.

Inoubliable leçon : j'ai cessé depuis lors d'être robespierriste. Je ne conçois plus la politique comme le face-à-face de l'humanité et de ses ennemis. Guéri pour toujours de cette gigantomachie, j'ai fait mienne la réponse d'Albert Camus à tous ceux qui, de Sartre à Breton en passant par les communistes, dénonçaient la tiédeur de L'Homme révolté et fustigeaient ses thèses droitières : « On ne décide pas de la vérité d'une pensée selon qu'elle est à droite ou à gauche et moins encore selon ce que la droite et la gauche décident d'en faire. À ce compte, Descartes serait stalinien et Péguy bénirait M. Pinay. Si enfin la vérité me paraissait à droite, j'y serais. » J'y serais aussi. Et, ne voyant nul motif de scandale dans cette profession de foi, je le dirais sans honte. Mais y suis-je ? [...]

Alain

© Stock 2017

© Photo : Philippe Matsas

 

Quatrième de couverture > « Cher Alain, Nous avons donc décidé d’échanger des lettres plutôt que de nous entretenir de vive voix. L’utilisation de ce vieil outil littéraire me semble prudente et bénéfique, bien que je me demande si elle n’est pas une dérobade. Malgré mon goût de l’affrontement, je redoutais en effet ta présence et ce que le tac au tac implique de violence. Autrement dit, je craignais de me heurter en temps réel sur du non négociable et de voir bientôt se lézarder une chère et ancienne amitié. »

« Chère Élisabeth, Si je tirais sur tout ce qui bouge, tu aurais raison de vouloir m’en dissuader, et il me semble que je serais assez avisé pour suivre ton conseil. Mais je n’ai rien d’un tireur convulsif. Et lorsqu’il m’arrive de perdre mon sang-froid, c’est parce que je suis la cible favorite de ceux qui n’ont que le mot “changement” à la bouche et pour qui rien ne bouge. »

Professeur émérite à l’École polytechnique, Alain Finkielkraut est notamment l’auteur d’Un cœur intelligent (2009), L’Identité malheureuse (2013), La Seule Exactitude (2015) ; il anime depuis trente ans l’émission « Répliques » sur France Culture.

Maître de conférences émérite de philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Élisabeth de Fontenay est notamment l’auteur du Silence des bêtes : la philosophie à l’épreuve de l’animalité (1998 ; rééd. 2015), Actes de naissance (2011), et La Prière d’Esther (2014).

Pages choisies par Annick Geille

Élisabeth de Fontenay, Alain Finkielkraut, En terrain miné, Stock, septembre 2017, 270 pages, 19,50 €

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