Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Yves Ravey. Extrait de : Trois jours chez ma tante

EXTRAIT >

1

Il pleuvait. L’eau s’écoulait du toit en tôle sur la terrasse de l’école, couvrait le chant des enfants durant la pause, et s’infiltrait sous la porte. Je contemplais sa progression sur le sol, en flux continu, assis à mon bureau, devant la lampe éteinte, à redouter ma prochaine rencontre avec ma tante : elle avait soi-disant tant de choses à me reprocher.

C’était écrit dans son dernier message, accompagné d’une convocation chez le notaire, où elle annonçait l’arrêt de son virement mensuel. La privation de cette source régulière de revenu m’a donc conduit, ce matin d’octobre 2015, à traverser la route principale de Buchanan – Liberia, comté de Grand Bassa –, à réserver un billet d’avion aller-retour pour la France. Le temps de revoir ma tante et de rétablir ma situation financière.

À cela s’ajoutait un ennui administratif de taille, qui n’avait, lui, rien à voir avec ma tante : depuis trois mois, la perte de mon agrément accordé par le Haut-Commissariat aux réfugiés, d’où la fermeture des crédits destinés à mon école et à ses dépendances.

Le lendemain, je pénétrais dans la salle d’embarquement, aéroport international de Monrovia-Roberts, après un long trajet sur la selle arrière de la moto pilotée par Honorable, mon surveillant d’internat, à qui j’avais confié les clés de l’école.

J’avais trois jours pour régler cette affaire d’arrêt de mes mandats postaux. Pas plus, pas moins. Retour en fin de semaine, vendredi, veille du jour où le délégué du Haut-Commissariat aux réfugiés viendrait inspecter nos installations, afin de statuer sur mon sort.

2

Peu après l’atterrissage, aéroport Saint- Exupéry, sitôt franchi le contrôle des douanes, j’ai appelé ma tante à son nouveau numéro. Elle avait quitté son appartement de la place Kléber, dans le sixième arrondissement, et habitait désormais une résidence pour personnes âgées, le Palais d’Asclépios, à l’ouest de la ville, rue Gaëtan-Lièvremont. C’est à cette adresse qu’elle m’attendait.

Mon timbre de voix, a-t-elle dit au téléphone, n’avait pas changé, elle l’aurait reconnu entre mille, me demandant s’il fallait en déduire que, sans courrier du notaire, et si elle ne m’avait pas coupé les vivres, je n’aurais jamais téléphoné.

Un taxi m’a conduit à la résidence, construite au milieu d’un grand parc. Il faisait anormalement beau pour un mois d’octobre. J’ai levé les yeux en attendant l’ouverture de la porte coulissante : les feuillages des tilleuls jaunissaient au soleil. Mon regard s’est posé ensuite sur une plaque de marbre : Inauguration de la résidence le 22 juillet 2008 par Gaëtan Lièvremont, sénateur, secrétaire d’État aux Anciens combattants et à la Mémoire. J’ai lu plusieurs fois de suite, le temps que la porte s’ouvre, la liste gravée dans la pierre des personnalités présentes ce jour-là.

Une auxiliaire de vie, Paméla, dont j’ai aussitôt remarqué les yeux verts, m’a conduit à l’étage. Elle m’a appris que ma tante revenait d’un long voyage en Floride, à l’occasion de la foire de design contemporain à Miami Beach. Elle a déclaré ensuite, avant de me quitter, sur le seuil de la chambre, que c’était une excellente nouvelle, cette visite, madame Novak parle souvent de vous...

3

Ma tante était assise au bord de son lit, face à la baie vitrée donnant sur le parc, et me tournait le dos. Mon premier geste, vite retenu, fut de me placer entre le lit et ces grands arbres du parc. Elle a dû cependant se rendre compte d’une présence dans son dos. Elle a demandé : C’est vous, docteur... ? Son visage était tourné maintenant du côté du mur.

Elle tenait un tube de rouge à lèvres qu’elle a posé, debout en équilibre, sur une tablette près du lit. J’ai songé : elle ne se souvient même pas de mon appel, il y a une heure, de l’aéroport. J’ai dit à voix basse : C’est moi, ma tante... je suis Marcello... tu te souviens... ? en me plaçant devant elle. Je crois qu’elle a murmuré mon prénom. Puis elle m’a demandé de baisser le store. Je l’ai fait, ce fut tout. Je me suis assis...

Ma tante a pris un verre d’eau sur la tablette, et remué le liquide avec une cuillère. Le dépôt de particules blanches au fond du verre s’est agité en tourbillonnant. Elle a bu la moitié de cette préparation. Puis, j’ai demandé des nouvelles, songeant que cela faisait vingt ans. Tout de même...

Je lui ai demandé, si elle se souvenait de mon appel de l’aéroport, il y a une heure ou deux. Elle a dit, sans manifester davantage sa satisfaction de me revoir : Bien entendu, c’est évident, pourquoi me poses-tu cette question? Elle a dit aussi qu’elle m’avait reconnu à mon pas quand j’étais entré dans la chambre. D’abord elle avait supposé que c’était son médecin, mais bien vite, elle avait compris. J’ai ressenti dans cette remarque comme un vague reproche d’être ici, alors que, pendant des années, elle n’avait cessé par lettre de réclamer ma présence. Je l’ai ressenti plus encore, quand elle m’a demandé pourquoi j’avais mis un temps si long à revenir.

4

Paméla est entrée, sans frapper. Visiblement familière de ma tante Vicky, mais sans pour autant l’appeler par son prénom, l’auxiliaire de vie s’est affairée dans la salle de bains. Quand elle est ressortie, je l’ai entraînée hors de la chambre : Je trouvais ma tante affaiblie, je lui ai demandé s’il me serait possible d’obtenir un bilan de santé, et à qui je devais m’adresser ?

La jeune femme a répondu qu’il ne fallait s’étonner de rien, les voyages, ça épuise. Elle m’a rappelé cependant que je devais tenir compte d’un fait important : Ma tante ne le manifestait peut-être pas, mais elle s’était réjouie de mon appel. Vous êtes son seul neveu, a-t-elle ajouté, vous le savez mieux que moi.

De retour dans la chambre, Paméla a demandé à Vicky si elle avait pris son médicament. Ne recevant aucune réponse, elle a rangé le tube de rouge à lèvres dans la salle de bains, reconnaissant, en se tournant vers moi, que madame Novak – je n’avais pas tort, même si je n’étais peut-être pas le mieux placé pour le savoir – manifestait effectivement certains signes de fatigue.

Ma tante semblait se réveiller. Elle a dit que ça allait très bien, que contrairement à ce qui venait d’être déclaré, elle ne ressentait aucune fatigue. Elle a remercié Paméla : Il serait peut-être temps maintenant de nous laisser tous les deux, soyez gentille, ma fille, vous voyez bien que je suis avec mon neveu.

Et, sans que je m’y attende, mais alors pas le moins du monde, elle s’est mise à parler, et, je dois le dire, ça a démarré très fort.

© Les Éditions de Minuit 2017

© Photo : Patrice Normand

 

Quatrième de couverture > Après vingt ans d’absence, Marcello Martini est convoqué par sa tante, une vieille dame fortunée qui finit ses jours dans une maison de retraite médicalisée, en ayant gardé toute sa tête. Elle lui fait savoir qu’elle met fin à son virement mensuel et envisage de le déshériter. Une discussion s’engage entre eux et ça démarre très fort.

Pages choisies par Annick Geille

Yves Ravey, Trois jours chez ma tante, Les Éditions de Minuit, septembre 2017, 190 pages, 15 €

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