Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Jakuta Alikavazovic. Extrait de : L’avancée de la nuit

EXTRAIT >

Paul se trouvait avec Sylvia quand il avait appris ce qu’il en était d’Amélia Dehr. Au lit avec Sylvia, qui sommeillait ou faisait mine de sommeiller, et les vagues lueurs de l’extérieur, des bateaux‐mouches, les habillaient de lumière, passaient indifféremment sur leurs corps, sur les draps, au plafond. Il s’était dit qu’ils pourraient se fondre dans les lieux, dans le décor, et que c’était peut‐être cela, le bonheur, ou ce qui s’en approchait le plus. Une vaste entreprise de camouflage, avait pensé Paul.

Ce fut un coup de téléphone, elle était entre la vie et la mort et l’issue, du point de vue de Paul, était certaine, Amélia Dehr n’étant pas du genre à échouer dans ses entreprises. Plutôt, ce suspens traduisait ou trahissait l’état de fragilité, de faiblesse dans lequel elle s’était trouvée, avait dû se trouver, non pour exécuter son geste mais pour le rater, avec une imprécision qui ne lui ressemblait pas. Une imprécision prouvant à Paul qu’au moment où elle était passée à l’acte, elle n’était déjà plus celle qu’elle était. Elle n’était déjà plus Amélia Dehr.

L’autre possibilité, l’autre interprétation – l’idée qu’en elle quelque chose s’accrochait à la vie, refusait de mourir ; que la vraie Amélia Dehr, celle qu’il avait connue, et aimée, et désirée, et détestée : que celle‐là était engagée dans la lutte contre la mort ; que celle‐là était celle qui perdait, qui perdait tout – cela était insupportable à Paul. Il préférait se dire que depuis long‐ temps celle qui allait mourir n’était plus celle qui avait vécu, qu’elle n’entretenait avec Amélia Dehr, feu Amélia Dehr, que ce rapport incertain qui unit la feuille à l’arbre dont elle a chu.

Elle s’était enfoncée dans la folie, pensait Paul, elle qui avait été à vingt ans une splendeur, à l’esprit vif, à l’imagination ardente, le genre qui allongée dans l’herbe paraissait le prolongement de l’herbe, et plus encore : son expression, sa tendresse – qui, allongée dans l’herbe, paraissait l’intelligence de l’herbe, son génie. La dernière fois qu’il l’avait vue, il avait été choqué de la trouver négligée, et pire que négligée, inattentive, et pire qu’inattentive, éteinte. Elle se sentait observée. Elle l’avait fait venir chez elle et lui avait demandé de descendre avec elle dans la cour, pour qu’il lui confirme, lui en qui elle avait toute confiance, que d’en bas on ne la voyait pas, à son bureau. Il avait mal compris. Il avait préféré mal comprendre, avait été tenté de prendre les choses à la légère, à la plaisanterie. Par tact, ou lâcheté. Ou par un tact qui était aussi une lâcheté. Tu devrais t’y mettre, en ce cas, ce serait plus facile, alors je pourrais te dire si on t’y voit. Ou pas. Elle l’avait contemplé d’un regard qui n’était pas aveugle, pas à proprement parler, mais qui ne le voyait pas. Qui voyait d’autres choses que lui. Qui regardait le creux de son cou, comme si c’était dans ce vide qu’il résidait. Et il s’était senti migrer, son esprit ou sa personnalité ou son âme ; il s’était senti se déporter, tenter de se déporter, vers cet endroit où il n’était pas, ne pouvait pas être, mais où était le regard d’Amélia Dehr. Voilà le genre de pouvoir qu’elle avait encore sur lui. Elle lui avait saisi la main et, en précipitation, avant que son amour‐propre, qui était, pensait‐il, tout ce qui lui restait de celle qu’elle avait été, et aimé être – avant que son amour‐propre ne l’oblige à ravaler ses mots, elle avait lâché : Non, je voudrais que tu me dises si j’y suis en ce moment, il faut que tu me le dises, Paul, je t’en prie.

Elle était de ces gens qui détruisent tout et appellent ça de l’art.

 

À l’époque cela leur paraissait inconcevable qu’une jeune fille, qu’une étudiante, vive à l’hôtel. L’établissement n’avait rien de luxueux ; au contraire, il s’agissait de l’une de ces chaînes qui avaient essaimé, une chaîne américaine ; mais la simple phrase Elle vit à l’hôtel était, en soi, une outrance, un embrasement. Une fille de dix‐huit ans dans un hôtel américain. Cette fille de dix‐huit ans dans un hôtel américain. Tout le monde pensait qu’elle aurait dû être écrivain, tout le monde sauf elle ; l’écrivain, c’était sa mère, et le fait que sa mère soit morte depuis longtemps ne changeait rien à l’affaire. L’écrivain, c’était sa mère. Elle, Amélia Dehr, était un personnage, et, d’après ce qu’on en voyait, déterminée à le rester. Et si elle en était l’auteur, ou si ce personnage était l’œuvre de quelqu’un d’autre, voilà qui n’était pas sûr, et demeurait à décider.

 

1.

Paul n’y avait pas cru, qu’elle vivait à l’hôtel. Mieux encore, ou pire, il l’avait su, puis oublié. On parlait d’elle, à la fac, elle était précédée d’une sorte de rumeur, son corps avant d’apparaître existait déjà, murmuré, mais ce n’est pas les ragots qui intéressaient Paul, c’étaient les filles, et les femmes, et leur bouche, et leur peau. Il avait dix‐huit ans, une double, une triple vie. La journée il allait à l’université, il fixait de grands tableaux blancs ou noirs, il échangeait des cours et confrontait ses notes à celles de ses camarades : c’était étrange comme par‐ fois, on aurait juré qu’ils n’avaient pas assisté à la même conférence, puis on tombait sur une ou deux phrases transcrites à l’identique, confirmant qu’ils avaient bien eu la même personne sous les yeux, mais à partir de ces quelques pivots inamovibles le sens, d’une copie à l’autre, se remettait à dériver, en spirales, en approximations, ceux qui comprenaient le mieux étaient ceux qui ne comprenaient rien et qui, terrifiés par leur propre ignorance, s’efforçaient de tout noter.

C’étaient des heures passées au café, en petites bandes ; des filles qui glissent leurs doigts sur son cuir chevelu et le caressaient, des doigts frais qui jouaient avec ses boucles, exploraient la topographie de sa boîte crânienne, des doigts légers qui lisaient l’arrière de sa tête comme du braille, à la recherche d’une clé, fût‐elle d’un autre temps, à la recherche des bosses qui livreraient à celles‐là penchées sur lui le secret de sa personnalité ou de son âme, les bosses de la luxure, ou de la rapine, ou de la bonté, ou de la fidélité, évoquant sans le savoir des sciences discréditées – alors que le mystère qu’elles cherchent à percer, ces jeunes filles de dix‐huit ans qui le touchaient avec tant de légèreté, était celui de leur propre désir, de leur désir de ce jeune homme en particulier et de leur désir en général, de leur propre luxure, ou de leur rapine, ou de leur bonté, ou de leur fidélité (mais à quoi ?) ; tous ces jeunes gens étaient gais, parlaient trop, fumaient trop, buvaient du café en quantités insensées qui leur faisaient battre le cœur de façon irrégulière, de façon excitante, leurs souffles formaient dans l’air froid de petits nuages, en secret ils étaient farouches et apeurés comme des biches, même et peut‐être surtout les garçons, aussi y avait‐t‐il peu de contacts francs, et de bouche à bouche encore moins, pourtant ils étaient tous très proches et il suffisait que l’un d’eux attrape un rhume pour que tous attrapent un rhume, sans doute ne se lavaient‐ils pas assez les mains.

Puis il y avait les soirées, les nuits, de longues fêtes enivrantes et impersonnelles où Paul perdait ses amis, faisait exprès de les perdre, car lui, avec son torse de nageur et ses cils interminables, on s’en entichait facilement, on lui mettait des verres en main, des verres pleins de liquides purs ou perlés qui parfois le faisaient basculer dans une extrême lenteur, où tout se pas‐ sait comme sous l’eau et où les gestes n’étaient jamais achevés qu’aux neuf‐dixièmes, des nuits sur des toits ou dans des caves ou dans des hôtels particuliers ou dans des stations de métro abandonnées, des nuits enfumées, des nuits où il perdait ses compagnons de vue puis les retrouvait mais parfois ce n’était pas eux, juste son propre reflet, des nuits où on le cherchait en vain pour l’étendre sur un lit, des nuits où il était obsédé par le sexe car à cette époque Paul était sous le coup d’une malédiction ou d’un sortilège, il n’arrivait pas à perdre sa virginité, toujours la fille disparaissait ou lui s’en allait ou quelqu’un arrivait ou on changeait de lieu ; mais plus étrange encore, même quand il faisait l’amour, et quelle que soit la définition que l’on donnât de l’acte, qu’elle fût commune ou pornographique ou légale ou para‐légale, même quand il introduisait son sexe dans un sexe, même quand il y jouissait avec un tremblement malade impossible à contenir et qu’enfin ça y était, se disait‐il, enfin !, le lendemain ou quelques jours plus tard, c’était comme si rien n’avait eu lieu, il était de nouveau vierge, et désespéré de l’être. C’est un cauchemar, pensait‐t‐il.

Il dormait peu mais bien ; où qu’il fût, à l’université, au café, dans une maison inconnue ou chez lui, se trouvait la plupart du temps, dans un rayon de moins de dix mètres, un écran où bougeaient des images de meurtre et d’enquête, ou d’enterrement et de larmes, ou d’effondrement et de fuite, ou de questions et de réponses, ou simplement de questions. Et lui, indifférent à tous ces drames, dormait paisiblement. Mais c’était avant Amélia Dehr. C’était avant l’hôtel.

© L’Olivier 2017

© Photo : Maia Flore

 

Quatrième de couverture > « Mais à l'hôtel il en va autrement, l'hôtel est le lieu de leur intimité, celui où ils se regardent, où ils s'approchent, farouches et fiers, jusqu'à sentir rayonner la chaleur de l'autre, de sa peau, avant même de l'avoir touchée. Avant même de l'avoir vue, cette peau qui n'attend que la caresse. »

Paul, étudiant et gardien d'hôtel, est fasciné par Amélia, l'occupante de la chambre 313. Tout chez elle est un mystère, ses allées et venues comme les rumeurs qui l'entourent. Lorsque Amélia disparaît, Paul ignore qu'elle s'est rendue à Sarajevo, à la recherche de sa mère, d'un pan inconnu de son histoire – et de la nôtre : celle de la dernière guerre civile qui a déchiré l'Europe.

Dans ce roman incandescent, Jakuta Alikavazovic évoque ce qui est perdu et ce qui peut encore être sauvé.

Jakuta Alikavazovic est née en 1979 à Paris. Normalienne, elle enseigne la littérature et l'art américains à la Sorbonne-Nouvelle. Elle a grandi entre plusieurs langues, dont le bosnien et l'anglais, mais le français est "sa" langue, celle de son écriture si singulière. En marge de son œuvre elle traduit de l'anglais des romans (Ben Lerner) ou des essais (David Foster Wallace).

Son premier recueil de nouvelles, Histoires contre nature, paru en 2006, l'impose d'emblée comme un écrivain incontournable. En 2007 elle obtient la Bourse écrivain de la Fondation Lagardère et publie Corps volatils, couronné par le prix Goncourt du Premier Roman en 2008. En 2010 Le Londres-Louxor, un roman hanté – déjà – par le spectre de la guerre, rencontre un accueil enthousiaste auprès de la critique. Elle reçoit en 2012 la mention spéciale du prix Wepler pour La Blonde et le Bunker. En 2013-2014, elle a été pensionnaire de la villa Médicis.

Pages choisies par Annick Geille

Jakuta Alikavazovic, L’avancée de la nuit, L’Olivier, août 2017, 288 pages, 19 €

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