Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Yannick Haenel. Extrait de : Tiens ferme ta couronne (Prix Médicis 2017)

EXTRAIT > Prix Médicis 2017

À cette époque, j’étais fou. J’avais dans mes valises un scénario de sept cents pages sur la vie de Melville : Herman Melville, l’auteur de Moby Dick, le plus grand écrivain américain, celui qui, en lançant le capitaine Achab sur les traces de la baleine blanche, avait allumé une mutinerie aux dimensions du monde, et offert à travers ses livres des tourbillons de prophéties auxquels je m’accrochais depuis des années ; Melville dont la vie avait été une continuelle catastrophe, qui n’avait fait à chaque instant que se battre contre l’idée de son propre suicide et, après avoir vécu des aventures fabuleuses dans les mers du Sud et connu le succès en les racontant, s’était soudain converti à la littérature, c’est‐à-dire à une conception de la parole comme vérité, et avait écrit Mardi, que personne n’avait lu, puis Pierre ou les Ambiguïtés, que personne n’avait lu, puis Le Grand Escroc, que personne n’avait lu, avant de se cloîtrer pour les dix-neuf dernières années de sa vie dans un bureau des douanes de New York, et de déclarer à son ami Nathaniel Hawthorne : « Quand bien même j’écrirais les Évangiles en ce siècle, je finirais dans le ruisseau. »

J’étais fou peut-être, mais j’avais écrit ce scénario pour faire entendre ce qui habite la solitude d’un écrivain ; je savais bien qu’une telle chose échappe à la représentation : personne n’est capable de témoigner pour la pensée de quelqu’un d’autre parce que la pensée existe précisément hors témoin ; pourtant c’est ce que j’avais tenté de faire entendre dans mon scénario : la pensée de Melville — la population de ses pensées.

Cette population de pensées est un monde, et même les livres écrits et publiés par Melville ne suffisent pas à donner une idée de l’immensité qui peuple la tête d’un écrivain comme lui. D’ailleurs, il y a une phrase de Moby Dick qui évoque ce débordement : à propos du cachalot, elle parle de « l’intérieur mystiquement alvéolé de sa tête ». Eh bien, c’est précisément de cela que traitait mon scénario : l’intérieur mystiquement alvéolé de la tête de Melville.

J’avais conscience, en discutant avec des producteurs, qu’il n’était pas facile de se représenter le sujet de mon scénario et lorsque, à un moment de la conversation, l’un d’eux finissait par dire : « Mais de quoi ça parle ? », j’aimais beaucoup dire que ça parlait de ça : « l’intérieur mystiquement alvéolé de la tête de Melville ».

Était-ce le mot « mystiquement » ou le mot « alvéolé » qui provoquait leur stupeur ? Aucun producteur, bien sûr, ne donnait suite. Mais je ne me décourageais pas : lorsqu’on agit contre son propre intérêt (lorsqu’on se sabote), c’est toujours par fidélité à une chose plus obscure dont on sait secrètement qu’elle a raison. Après tout, ce qui est très précieux est aussi difficile que rare.

Et puis, à l’époque, je ne cherchais pas tellement à plaire, ni même à être reconnu : ce que je cherchais, c’était quelqu’un qui ne ricane pas quand on lui parle de l’intérieur mystiquement alvéolé d’une tête ; quelqu’un qui ne me regarde pas comme si j’étais fou (même si je l’étais) ; quelqu’un qui n’ait pas envie de tapoter sur son téléphone ou de penser à son prochain rendez-vous en faisant mine de m’écouter ; quelqu’un qui, si l’on prononce devant lui ces mots : « l’intérieur mystiquement alvéolé d’une tête », se contente de sourire, parce que ces mots lui plaisent ou parce qu’il voit très bien de quoi il s’agit. Mais ce quelqu’un, s’il existe, ne pouvait qu’avoir lui-même l’intérieur de la tête mystiquement alvéolé.

Bref, j’étais seul, et The Great Melville était en train de rejoindre l’immense troupeau des scénarios abandonnés. Il existe quelque part une steppe couverte de poussière et d’os, on dirait un ciel, on dirait la lune, où sont stockés les scénarios en exil : possible qu’ils attendent, un peu éteints déjà, le regard d’un acteur, d’une actrice, d’un producteur, d’un metteur en scène, mais en général leur solitude est sans appel, et la poussière efface peu à peu leur clarté.

La plupart de mes amis trouvaient ce scénario insensé. Ils trouvaient que c’était insensé de ma part de consacrer mon temps à un projet aussi peu crédible : selon eux, il ne viendrait à personne l’idée de faire un film à partir de ce scénario, personne n’aurait jamais envie de voir la vie d’un écrivain qui échoue ; et d’ailleurs mes amis n’avaient pas envie de me voir moi-même échouer à cause de cette histoire. Selon eux, il aurait été plus judicieux que j’écrive un livre sur Melville, par exemple une biographie, mais pas un scénario : le scénario, c’est la mort de l’écrivain, me disaient-ils ; le moment où les écrivains se mettent à rêver de cinéma est précisément celui qui marque leur mort en tant qu’écrivains ; le signe de la ruine, pour un écrivain, ruine financière, et surtout ruine morale, ruine psychique, ruine mentale, c’est lorsqu’il se met en tête d’écrire un scénario.

Mais moi, le scénario, je l’avais déjà écrit : je n’avais plus rien à craindre. Quelle ruine pouvais-je redouter ? J’avais écrit des romans, j’en écrirais encore — j’avais mille idées de roman en tête, mais d’abord je voulais vivre l’aventure de ce scénario jusqu’au bout, je tenais à The Great Melville, je tenais à parler de la solitude de l’écrivain et du caractère mystique de cette solitude, je voulais faire entendre ce qu’il y a à l’intérieur d’une tête mystiquement alvéolée.

Car les gens, et même mes amis, voient les écrivains comme de simples raconteurs, éventuellement comme de bons raconteurs qui ont éventuellement des idées singulières, voire passionnantes, sur la vie et la mort. Sauf qu’un type dont l’intérieur de la tête est mystiquement alvéolé, en général ils trouvent ça exagéré.

Bref, à l’époque, tout le monde pensait précisément cela : que j’exagérais. Je ne faisais rien pour convaincre qui que ce soit du contraire : j’avais mon idée fixe. Car bien sûr The Great Melville était un film impossible, mais justement, l’impossible était le sujet du scénario.

Au fond, un écrivain — un véritable écrivain (Melville, et aussi Kafka, me disais-je, ou Lowry ou Joyce : oui, Melville, Kafka, Lowry, Joyce, très exactement ces quatre-là, et je répétais leur nom à mes amis et aux producteurs que je rencontrais) — est quelqu’un qui voue sa vie à l’impossible. Quelqu’un qui fait une expérience fondametale avec la parole (qui trouve dans la parole un passage pour l’impossible). Quelqu’un à qui il arrive quelque chose qui n’a lieu que sur le plan de l’impossible. Et ce n’est pas parce que cette chose est impossible qu’elle ne lui arrive pas : au contraire, l’impossible lui arrive parce que sa solitude (c’est‐à-dire son expérience avec la parole) est telle que ce genre de chose inconcevable peut avoir lieu, et qu’elle a lieu à travers les phrases, à travers les livres qu’il écrit, phrases et livres qui, même s’ils ont l’air de parler d’autre chose, ne parlent secrètement que de ça.

Un écrivain, me disais-je, disais-je à mes amis, ainsi qu’aux rares producteurs avec qui je réussissais à obtenir un rendez-vous pour parler de The Great Melville, un écrivain (Melville, et aussi Kafka ou Hölderlin, Walser ou Beckett — car je variais ma liste) est quelqu’un dont la solitude manifeste un rapport avec la vérité et qui s’y voue à chaque instant, même si cet instant relève de la légère tribulation, même si cette vérité lui échappe et lui paraît obscure, voire démente ; un écrivain est quelqu’un qui, même s’il existe à peine aux yeux du monde, sait entendre au cœur de celui-ci la beauté en même temps que le crime, et qui porte en lui, avec humour ou désolation, à travers les pensées les plus révolutionnaires ou les plus dépressives, un certain destin de l’être.

Je dois dire que lorsque je prononçais les mots « destin 15 de l’être », même mes amis les plus bienveillants semblaient découragés. Sans doute y voyaient-ils une présomption délirante, mais qu’y a-t‐il de plus simple (et de plus compliqué, bien sûr) que l’être ? Qu’y a-t‐il de plus important que d’engager sa vie dans l’être et de veiller à ce que chaque instant de sa vie dialogue avec cette dimension ? Car alors, nous n’avons plus seulement une vie, mais une existence : nous existons enfin.

Je me disais qu’un écrivain, du moins Melville ou Hamsun ou Proust ou Dostoïevski (je fais beaucoup d’efforts pour varier ma liste), est quelqu’un qui fait coïncider son expérience de la parole avec une expérience de l’être ; et qu’au fond, grâce à sa disponibilité permanente à la parole — à ce qui vient quand il écrit —, il ouvre son existence tout entière, qu’il le veuille ou non, à une telle expérience.

Que celle-ci soit illuminée par Dieu ou au contraire par la mort de Dieu, qu’elle soit habitée ou désertée, qu’elle consiste à se laisser absorber par le tronc d’un arbre ou par des sillons dans la neige, à s’ouvrir au cœur démesuré d’une femme étrange ou à déchiffrer des signes sur les murs, elle porte en elle quelque chose d’illimité qui la destine à être elle-même un monde, et donc à modifier l’histoire du monde.

Je me perdais un peu dans ma démonstration, mais je ne perdais pas de vue une chose, la plus importante pour moi : à travers Melville, s’écrivait quelque chose du destin de l’être. La preuve, c’est que sa tête était mystiquement alvéolée.

Je me souviens d’une amie qui prétendait que l’absolu n’est qu’une illusion, une manière de se « monter le bourrichon », comme dit Flaubert (elle citait Flaubert). Selon elle, Melville, avant d’être éventuellement le saint que j’imaginais, était surtout un type normal, avec sa routine, ses fatigues et ses emportements : un type adossé à un mur, qui ne faisait que spéculer sur l’existence d’un trou dans ce mur. Elle avait raison, mais moi, cette spéculation, ce trou dans le mur, même infime, ça me suffisait. Il me suffisait de penser qu’il y a un trou dans le mur pour que le mur ne m’intéresse plus et que toutes mes pensées se destinent au trou. Celui ou celle qui un jour a vu un trou dans le mur, ou qui l’a simplement imaginé, est voué à vivre avec cette idée du trou dans le mur, et il est impossible de vivre avec cette idée du trou dans le mur sans lui consacrer entièrement sa vie, voilà ce que je disais à cette amie, ce que je répétais à la plupart de mes amis, et aux producteurs qui faisaient mine de s’intéresser à ce scénario que j’avais appelé The Great Melville.

© Gallimard 2017

© Photo : Francesca Mantovani

 

Quatrième de couverture > Un homme a écrit un énorme scénario sur la vie de Herman Melville : The Great Melville, dont aucun producteur ne veut. Un jour, on lui procure le numéro de téléphone du grand cinéaste américain Michael Cimino, le réalisateur mythique de Voyage au bout de l’enfer et de La Porte du paradis. Une rencontre a lieu à New York : Cimino lit le manuscrit. S’en suit une série d’aventures rocambolesques entre le musée de la Chasse à Paris, l’île d’Ellis Island au large de New York, et un lac en Italie. On y croise Isabelle Huppert, la déesse Diane, un dalmatien nommé Sabbat, un voisin démoniaque et deux moustachus louches ; il y a aussi une jolie thésarde, une concierge retorse et un très agressif maître d’hôtel sosie d’Emmanuel Macron. Quelle vérité scintille entre cinéma et littérature ? La comédie de notre vie cache une histoire sacrée : ce roman part à sa recherche.

Yannick Haenel co-anime la revue Ligne de risque. Il a notamment publié aux Éditions Gallimard Évoluer parmi les avalanches, Introduction à la mort française, Cercle, prix Décembre 2007 et prix Roger Nimier 2008, Jan Karski, récompensé par le Prix Interallié et le Prix du Roman Fnac en 2009, Les Renards pâles et Je cherche l’Italie, Prix littéraire de la Sérénissime 2015. On lui doit également Poker, en collaboration avec François Meyronnis, livre d’entretiens avec Philippe Sollers.

Pages choisies par Annick Geille

Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, Gallimard, col. « L’Infini », août 2017, 352 pages, 20 €

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