Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Agnès Mathieu-Daudé. Extrait de : L’ombre sur la lune

EXTRAIT >

Attilio quitta la noce, ses stucs tartinés de dorure et ses brushings piqués de fleurs d’oranger à coller la nausée, tirant derrière lui la mariée sidérée, suivi de près par les hommes qui le suivaient toujours de près. Ils s’engouffrèrent dans la Rolls enrubannée qu’on ressortait pour tous les mariages, le chauffeur roulant sans un mot jusqu’à la plage dont on venait de lui donner le nom. On ouvrit le coffre, les pelles s’entrechoquèrent et la mariée fut enfoncée dans le sable gris, le chignon trop bouclé qui dépassait encore. La fleur d’oranger flotta dans l’air chaud quelques minutes, puis seule subsista l’amertume iodée de l’écume mêlant les cheveux aux algues verdâtres. La voiture avait déjà disparu sur la corniche.

C’était ce qui arrivait aux hommes comme lui, quand les femmes comme elle sentaient qu’elles pouvaient finir sous des pelletées de sable le jour de leur mariage. Elles savaient qu’il y avait des outils dans le coffre et des hommes prêts à surgir de nulle part. Il faut croire que ça ne leur faisait pas peur, ça finissait même souvent par les pousser dans les bras de types sans intérêt – un vendeur de glaces, vraiment ? Des amants nerveux qui tressaillaient au moindre coup de vent. Des abrutis croyant désacraliser des bijoux de famille, s’imaginant qu’une goutte de semence versée aux flancs virginaux de la future mariée ou aux cuisses délaissées d’une épouse était susceptible de les faire massacrer. Comme si leur sueur et leur sperme importaient face à ce visage parfait, à ce trait net d’eye-liner et à cette cambrure de reins de vingt ans, ces choses hautaines qui vous crachent à la figure jusqu’à ce que tout soit recouvert de sable et d’eau. Mais c’était aux autres que cela importait, à ceux qui essaieraient plus tard de comprendre voire d’excuser son comportement. Une course en avant, un geste absurde en entraînant un autre : Attilio n’avait jamais eu la possibilité de s’arrêter et, autour de lui, personne ne pouvait l’y aider. Ils couraient tous plus ou moins dans la même direction. Les hommes mettaient des gants pour manier la pelle mais c’était plus par souci esthétique que destiné à la police scientifique.

Non, personne ne disait jamais rien, personne ne levait un sourcil, pas même la mère de la mariée qui avait piqué les fleurs une à une dans le chignon de sa fille – le père aurait voulu enfoncer les épingles dans l’œil de son futur gendre, à défaut d’oser autre chose, mais il était moins puissant que lui. Il ne lui aurait pas, sinon, donné sa fille unique. En plus, elle était d’accord. Ils savaient tous qu’il ne s’agissait pas de partir rouiller en caravane tous les étés avec comme seul objectif de trouver un groupe électrogène pour brancher la télévision. Oui, on pouvait emmener la mariée en pleine noce devant deux cents invités et l’ensabler vivante sur la plage sans que personne ne s’y oppose. Un crime d’honneur comme tant d’autres, juste un peu plus criminel que la moyenne.

Les semaines passèrent et Attilio commença à ressentir une forme de malaise dont les manifestations le désolaient – que de temps perdu – et dont il rechignait à tirer des conclusions.

Évidemment, cette idée romanesque de la plage avait été une connerie. Ça finit toujours par se voir, les cormorans et les mouettes farfouillent et piochent dans la chair ramollie jusqu’à ce que seuls les os saillent, la mort vers le ciel. Les touristes bientôt se hasarderaient jusqu’à la crique et ce n’était pas pour eux qu’on se livrait à ce genre de mise en scène. Les hommes étaient revenus chercher le corps deux jours plus tard. Cette fois encore ils n’avaient rien dit. Ils ne contestaient jamais les décisions dont ils préféraient ignorer les causes. On les laissait faire, mais il fallait que ce soit fait convenablement.

Il ne s’agissait pas à proprement parler de regrets : Attilio ne s’attendrissait pas en imaginant sa femme dans la vase, probablement déjà putréfiée. Il n’accordait pas davantage d’attention aux restes qu’il avait fallu dissoudre dans des litres de soude caustique – on n’allait pas brûler le corps détrempé ni le faire sécher au soleil comme un poulpe sur un fil. Il n’y avait pas pensé au moment où il avait virilement claqué les portières, c’était le genre de détail dont il n’avait pas l’habitude de s’occuper.

Il la détestait d’avoir été le genre de fille qui mène un homme à écraser une larme devant des enquêteurs qui n’en demandaient pas tant. Ça faisait longtemps qu’ils avaient perdu leurs illusions, s’ils en avaient jamais eu, mais il y avait un script à respecter, chacun son rôle, le veuf à la larme trop ronde et l’enquêteur à la cigarette fatiguée. Il la détestait de n’avoir pas baissé un peu le regard ou son menton, peut-être qu’il aurait hésité avant de la tirer hors de la grande salle du palais en ruine maquillé et loué pour l’occasion. Il oubliait qu’il l’avait choisie pour la perfection qu’elle incarnait, si l’on pouvait parler de choix : la plus jolie des filles de la région pour le fils du plus puissant parrain de la région. Il pensait aussi à la mère, corsetée ce jour-là dans une robe trop serrée, ses rides atténuées par une voilette prémonitoire, cette mère à qui elle ressemblait tant et qui allait maintenant vieillir si vite. Il pensait au père pleutre, ses rares cheveux gris peignés jusque dans la nuque, ce père qui avait mené sa fille à son poignet sur toute la longueur de la nef pendant qu’elle regardait droit devant, comme si elle tenait à conserver son air de petite pute orgueilleuse au lieu de leur éviter ça.

Parce que c’était elle qui avait commis une maladresse, Attilio en était persuadé maintenant. Au-delà de la crème glacée il avait entraperçu, avant même ce jour du mariage, l’enfer froid qu’elle lui réservait. Il ne se souvenait pas d’avoir ressenti beaucoup d’émotion après qu’elle avait accepté ses avances, puis les fiançailles. Ils avaient vingt ans tous les deux, c’était jeune mais autour d’eux ça se faisait, et c’était toujours mieux que de prendre des risques. Il n’avait pas vraiment d’expérience en la matière, ce qu’il ressentait c’était un désir fou, les émotions viendraient sûrement après.

Il lui avait laissé sa chance jusqu’au bout, jusque dans la lumière filtrée par les vitraux qui la nimbait de rose au cœur de l’église. Même la poussière en suspension semblait ne pouvoir tomber sur le petit nez. Il avait pensé être ému ce jour-là de la voir approcher pour lui ceinte de fleurs dans des mètres de dentelles. Tout ce qu’il avait vu au moment où il était prêt à la prendre pour épouse jusqu’à ce que la mort les sépare, c’était ce petit nez et ce menton pointu qui le narguaient jusque sur un prie-Dieu, ses boucles d’un noir bleuté, presque des arabesques de fer forgé, et ses yeux gris, froids et insondables, ne parlons pas d’amour. Peut-être aussi que le désir s’était déjà un peu émoussé.

Il l’avait laissée saluer les invités, il l’avait regardée du coin de l’œil pendant tout le dîner, pendant qu’il se saoulait en dépit des remarques de sa mère, il l’avait contemplée, couteau à la main, aussi indifférente que la mariée de plastique qui trônait sur le gâteau. Même ses omoplates avaient semblé se raidir au moment où elle se forçait à la première valse dans ses bras maladroits. La mort allait les séparer, déjà, et il avait ressenti un plaisir brusque au moment où il lui avait attrapé le poignet à son tour alors qu’ils étaient censés rejoindre la suite nuptiale à l’étage. Il était d’ordinaire plein de prévenance, jusque dans le lit qu’ils partageaient depuis quelques mois, mais il lui avait à ce moment-là presque broyé ces os que plus tard picoreraient les mouettes oisives. Il l’avait tirée derrière lui, elle refusait de résister, elle n’avait pas dit un mot, elle voulait sauver la face. Jusqu’au bout, son orgueil déplacé. Qu’est-ce qu’elle avait fait de sa vie sinon se peinturlurer, se faire coiffer et attendre qu’un type comme lui vienne la cueillir ?

Il l’avait jetée sur le siège à l’arrière de la voiture, un homme à côté d’elle pour la tenir au cas où. Il était monté à l’avant, à côté du chauffeur, fixant la route de la corniche, transpirant dans son costume de laine, écœuré par l’odeur de l’œillet à sa boutonnière. Il n’avait pas eu un regard pour elle dans le rétroviseur enguirlandé de satin blanc, peut-être par peur que la haine et le dégoût ne le poussent à la massacrer lui-même au bord de la route, peut-être par peur de flancher. Il était resté dans le véhicule garé en surplomb de la crique, se concentrant sur les bribes de voix s’échappant de l’autoradio dont il avait monté le volume à fond pour ne pas risquer d’entendre les hurlements en contrebas. Si ça se trouvait, elle n’avait même pas crié.

© Gallimard 2017

© Photo : Francesca Mantovani

 

Quatrième de couverture > L’ombre sur la lune aurait prouvé à Magellan que la terre était ronde : tableaux de maîtres, footballeurs ou criminels en parcourent la surface dans une circumnavigation infinie. À la croisée de ces univers en apparence éloignés, la passion d’une mafieuse Chinoise pour un tableau de Goya réunit Attilio, Sicilien qui a tué sa femme le jour de leur mariage, et Blanche, employée d’un musée parisien, persuadée d’être le sosie d’un footballeur célèbre. Depuis leur rencontre dans les tribunes d’un stade madrilène, leur relation mouvementée les mène jusque dans une Andalousie au passé prestigieux, lieu de toutes les rédemptions et de tous les possibles. Des rives du Guadalquivir aux arènes de Séville, ils vont chercher le plaisir – sinon une raison – de vivre.

Agnès Mathieu-Daudé est conservatrice du patrimoine. Son premier roman, Un marin chilien (2016), a reçu plusieurs prix dont le Prix Révélation de la Société des Gens de Lettres.

Pages choisies par Annick geille

Agnès Mathieu-Daudé, L’ombre sur la lune, Gallimard, août 2017, 208 pages, 18 €

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