Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Yves Bichet. Extrait de : Indocile

EXTRAIT >

La femme aux gros seins l’indiffère. La musique le distrait. Le soleil lui irradie le ventre. Tout est brûlant et inutile dans cette chambre isolée du monde, tout est pâle et délavé à commencer par le malade sur son lit, son ami de toujours, qui l’ignore et respire paisiblement. Les rayons du soleil dardent à travers la fenêtre. Ce n’est pas la musique qui le trouble, encore moins la dame en uniforme, seulement le soleil qui le caresse sans façon et lui agace le ventre. L’astre est précis, et son corps affreusement réactif. Théo est en sueur, lui qui ne transpire jamais. Il s’essuie les mains sur son pantalon puis surveille la dizaine de soldats qui viennent de traverser l’esplanade au-dessous de lui. Ils sautent les marches de la gloriette, déplient leur tabouret, coincent leur partition sous une pince à linge et commencent à s’accorder. Un gradé d’une maigreur extrême franchit le portail et s’arrête devant le mât aux couleurs, doigt sur le képi. Il scrute le ciel avant de rejoindre les musiciens installés dans le kiosque. Trombones, fifre, timbales, cornets à piston. Il prend place devant son pupitre, toise l’harmonie puis, d’un geste vif, lève sa baguette. Une rafale de vent balaie le terre-plein. La poussière vole. Les bidasses plissent les yeux puis se mettent à souffler dans leurs instruments avec un bel ensemble. La Gloire immortelle de nos aïeux retentit sur le parvis de l’hôpital militaire, enivrant les cœurs, ébranlant les arceaux de la gloriette. Le chef, plein d’entrain, donne du pied sur le plancher en bois mais au bout d’une minute on entend les premiers couacs. La marche militaire bat de l’aile. Il faut reprendre à un rythme plus lent, moins martial, peut-être mieux accordé à l’allure de l’officier supérieur qui traverse à présent l’esplanade, stéthoscope autour du cou, poitrine avantageuse, chignon pointant vers le ciel, lunettes d’écaille, chemisette kaki, pas une goutte de sueur sous les bras, belle à en crever. Nonchalante, elle s’approche à pas lents du drapeau français.

Théodore hésite, hausse les épaules, se dit que son pote en a vu d’autres en Algérie, qu’ils ont fait pire tous les deux. Hommage, défi, capitulation devant la loi naturelle ? Où finit la pudeur, où commence la bravade ? C’est anecdotique mais il descend son pantalon et commence à se masturber sans conviction sous la fenêtre ouverte. Quelques secondes plus tard, feu aux joues, il se retourne vers le lit et se cabre. Le plaisir vient, liquide et séraphique, suivi d’un petit cri étranglé, un grognement d’ourson. Bonheur fugace, vite survenu et vite oublié. C’est le tumulte ordinaire des corps. Un non-événement. Il marmonne quelques mots d’excuse à l’intention de son copain alité, se mord les lèvres, vaguement coupable de cette parenthèse nourricière. Le corps est une corvée. Ni plaisir ni dépendance, un simple vis-à-vis avec le soleil au zénith, une confrontation qui force à s’empoigner le ventre au-dessus de la clameur du monde, de toutes les clameurs, celle de la guerre, de la fanfare, de la touffeur ambiante, du brouhaha des villes. Et, après ça, le petit déferlement misérable... À quoi bon faire sourdre un peu de providence entre ses doigts alors que la vraie vie fout le camp sur une civière à moins d’un mètre ? Théo hume sa paume, esquisse une grimace. La parenthèse se referme. Plane dans la pièce comme un lointain relent d’homme océanique, de jusant, de coquillages, qui récuse celui de l’hôpital et des blessés militaires.

L’harmonie continue de répéter sous la gloriette.

Pourquoi l’amour sent-il toujours la mer ?...


1961. Deuxième week-end de septembre. Hôpital militaire Desgenettes.

Théo arrange son pantalon, glisse la main au fond de sa poche, caresse distraitement son sexe chiffonné puis se tourne vers Antoine.

— Oui, tu n’aimes pas les fanfares. Tu ne les as jamais aimées. La musique militaire te file des boutons. Moi aussi, remarque...

Il enlève son blouson, le jette sur le dossier de la chaise, entrouvre la porte pour faire des courants d’air.

— Tu as vu Marianne, ce matin ?

Pas de réponse. Théo soupire puis s’approche du lit. Il écarte la potence et attrape la main bandée du jeune soldat. Les doigts glissent le long de son avant-bras, chauds, inertes. La main ne s’accroche pas. Les cuivres recommencent à s’époumoner à l’extérieur.

— En plus, ils font des canards... Tu te rappelles les majorettes au lac de Paladru, Antoine ? Non, tu ne t’en souviens pas. De toute façon, tu préférais les balades à vélo, la bagarre, les chasseurs de vipère. T’aimais mieux les garçons... Tu n’osais pas le dire mais t’aimais mieux les garçons. Tu les as toujours aimés.

Théo repose la main d’Antoine sur le drap.

— Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça. D’après les toubibs il faut parler aux malades comme toi, balancer tout ce qui nous passe par la tête, les souvenirs, l’emploi du temps de la journée, les rencontres. Ne pas hésiter à se toucher, se prendre la main. Là, je viens de saisir ta main, tu la sens ?

Les doigts glissent mollement hors du lit.

— C’est surtout la bonne femme au chignon qui me conseille de parler, celle qui ne transpire jamais, la médecin-chef.

Théo regarde le bras d’Antoine puis ajoute à mi-voix qu’il en a plein le cul d’essayer des trucs qui ne servent à rien. Il revient à la fenêtre, jette un coup d’œil à l’harmonie militaire puis, dépité, se tourne de l’autre côté, vers la friche et le fleuve. Là-bas c’est l’avenir, le progrès, la ville du futur. Deux hectares et demi de terrain vague encombré de pelleteuses et d’excavatrices. Le terre-plein est désert. Il fait lourd. C’est le début du week-end et le pays est las et assoupi. Le ciel est en train de se couvrir à l’ouest. Théodore balaie le chantier des yeux puis se détourne de la fenêtre en triturant sa ceinture. L’orage n’éclatera pas aujourd’hui. Les nuages vont probablement continuer leur course plus loin, du côté du Pilat ou plus au nord, vers les collines du Beaujolais. Il pivote sur ses pieds, dit à Antoine que l’harmonie n’en nit pas de répéter sa Gloire immortelle mais qu’il n’y a personne dans les parages pour l’écouter, juste un tramway au loin, un ou deux vélos sur le trottoir, la fourgonnette jaune des PTT et ce Tube Citroën qui vient de traverser l’avenue en tirant une petite grue minable. Il ralentit devant la barrière de chantier. Théo le suit machinalement des yeux. Le Tube s’arrête, un gars en bleu de travail en saute, presque un adolescent, avec un bonnet de laine sur la tête assez incongru par ces chaleurs, qui déverrouille le cadenas de l’entrée et pousse le portail d’un coup d’épaule. Il a l’air de connaître les lieux. Un second employé sort du fourgon, nettement plus âgé, maghrébin, et entreprend de guider l’attelage à travers la friche. La grue recule vers l’hôpital. Approchant du mur d’enceinte, le Maghrébin si e entre ses doigts et l’attelage stoppe net. Le gamin dispose quatre plots en bois autour du socle puis glisse un cric de chantier sous le timon. Le Maghrébin siffle à nouveau et le jeune type dételle. Le Tube repart cahin-caha. Le tonnerre gronde au loin. Le patron gare son véhicule contre la palissade, baisse la vitre et gueule à ses ouvriers de se grouiller. Il s’installe sur le marchepied et sort un bout de tissu à carreaux de son bleu de travail dans lequel il se mouche énergiquement. Théodore sourit, repense aux rayons du soleil dardant son ventre, laisse de côté le mange-disque, ferme la fenêtre, plonge la main dans sa poche, récupère le tissu qui sent la mer, s’approche du lit et glisse lentement le mouchoir sous les narines d’Antoine. Rien. Pas le moindre frémissement... Vaguement honteux de son initiative, Théo se laisse tomber au bord du lit en soupirant. Il lève le nez, inspecte les fioles accrochées à la potence, les sondes, les tuyaux qui disparaissent sous la couverture. Il soupire de nouveau puis tire à lui la table en formica, écarte les affaires de Marianne, attrape une pochette de disque, la retourne.

— On met Johnny ? Retiens la nuit ?

Il glisse le 45-tours dans le mange-disque, monte le volume au maximum. Les notes de guitare s’égrènent dans la chambre, ruisselant sans façon entre les murs gris de l’hôpital. Théo se lève et traverse la pièce en dansant et en claquant les doigts. Au moment où les paroles de la chanson commencent, il entend du bruit à l’extérieur. Il revient à la fenêtre et écarte le second volet, celui resté crocheté. La lumière de l’après-midi inonde la chambre. Théo plisse les yeux et, tout en fredonnant avec Johnny, se penche dehors et aperçoit l’ouvrier maghrébin à califourchon sur le socle de la grue qui manifestement attend un signal. L’autre gamin achève de contrôler la câblerie du mât étendu dans la friche puis fait signe à son collègue qui hoche la tête et, d’un coup sec, tire la poignée d’un moteur deux-temps calé entre ses genoux. L’engin démarre à la seconde, les lins se tendent, le poteau se redresse doucement. La grue décolle de terre puis se met à osciller à quelques mètres du sol, surveillée par le patron depuis le marchepied de l’estafette. C’est comme un doigt pointant vers le futur, d’un poids extrême, un long sexe métallique docile et haubané. Pendant ce temps la main d’Antoine traîne hors du lit, inerte, effleurant la potence. Théo la regarde en grimaçant. Elle ne se lèvera plus, cette main, ne décollera plus jamais. La grue se dresse mais le bras de son pote pend dans le vide et frôle le lino.

Une femme entre dans la pièce mais Théo ne la voit pas tout de suite. Elle referme la porte, s’installe sur la chaise tandis que la Gloire immortelle de nos aïeux continue de résonner sous le mât aux couleurs. Les cuivres de l’harmonie se mêlent bizarrement à la voix de Johnny Hallyday. Pour Théodore, à peine de quelques mois son cadet, Johnny n’est qu’un chanteur à ses débuts, un enfant de la balle, un gamin désarçonné qui joue le révolté sans avoir connu de bataille, qui gémit sans avoir éprouvé de vraie souffrance et qui jamais, au grand jamais, n’aurait éjaculé devant son ami comateux.

© Mercure de France 20147

© Photo : Hadrien Bichet

 

Quatrième de couverture > Septembre 1961. Théodore, 18 ans, rend régulièrement visite à son ami Antoine dans un hôpital militaire de la région lyonnaise. Il lui parle, lui fait écouter de la musique. Antoine ne répond jamais, et pour cause ! Il est dans le coma après avoir été blessé en Algérie.
Au même moment, Théo rencontre Mila, une jeune femme mystérieuse : silhouette androgyne, crâne rasé, une longue cicatrice autour du cou... Un peu funambule, un peu magicienne. Ils vont s’aimer instantanément, avec la fougue et l’innocence de la jeunesse.
Mais Théo doit bientôt partir à l’armée, puis à la guerre. Il déserte : son insoumission est un délit, il risque la prison. De Lyon au Sud de la France, du lac de Paladru à la Suisse, sa cavale ne fait que commencer...

Yves Bichet a été salarié agricole puis artisan du bâtiment pendant plus d’une vingtaine d’années. Il se consacre désormais entièrement à l’écriture. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, La Part animale, L’homme qui marche et L’été contraire. Indocile est son onzième roman.

Pages choisies par Annick Geille

Yves Bichet, Indocile, Mercure de France, septembre 2017, 272 pages, 19,80 €

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