Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Charles Dantzig. Extrait de : Traité des gestes

 

Extrait >

Gestes des comédiens de théâtre

Le théâtre est la plus grande simplification. Même s’il se croit réaliste, il symbolise, et c’est ce qu’on attend de lui. Sans cela, comment le public des salles de spectacle supporterait-il de voir Juliette qui a treize ans jouée par des actrices de trente-cinq, ou, du temps de Shakespeare où les femmes étaient interdites de comédie, par des hommes ? Des acteurs noirs jouer Hamlet, comme dans une mise en scène de Peter Brook aux Bouffes du Nord en 2000, ou un acteur blanc jouer Othello, comme Orson Welles dans son film ? Les gestes du théâtre n’ont pas à être ressemblants.

Le geste théâtral superflu est celui qui fait écho à la parole ; il devrait être autre chose que de la parole sans son. J’ai vu une Juliette qui, venant de prononcer le mot « robe », passa la main sur sa robe. Cette insistance distrayait, nous faisant penser : pour qui nous prend-on ? nous ne savons pas ce qu’est une robe ? Le bon geste n’est pas l’ombre du mot.

Le pire est quand il est l’ombre d’un mot inexistant, comme dans la mise en scène du Mithridate de Mozart au Théâtre des Champs-Élysées, à Paris, en 2016. L’orchestre jouant, des couples de chanteurs ne chantant pas arpentaient la scène en mimant de la bouche l’acte de la parole, le tout accompagné de moulinets supposés expressifs des bras. Courir dans la coulisse pour tirer les oreilles du metteur en scène aurait été le geste consécutif le plus logique.

Le bon théâtre, pour moi, est une succession d’interventions parlées où les personnages ne se répondent pas. Les parleurs au théâtre sont des discoureurs sans liaisons. Leurs gestes peuvent servir de conjonctions de coordination (signe de la pensée qui complète) ou de contestation de l’auditeur, voire de tentative de suppression. Le geste au théâtre est ponctuation, objection, songerie.

En septembre 2008, Jude Law jouait Hamlet à New York. À la sortie, Greek Meow me demanda ce que j’avais noté dans mon carnet durant la représentation. C’était : « My mind’s eye », l’œil de mon cerveau (qui m’avait fait penser à Pascal quand il parle de « la pensée de derrière ») ; « brevity is the soul of wit », la brièveté est l’âme de l’esprit (qui m’avait fait penser à Dorothy Parker, « brevity is the soul of lingerie », la brièveté est l’âme des dessous) ; « I shall be brief », je serai bref, et Polonius ne l’est pas (qui m’avait fait penser à Norpois, ce prudent conseiller en est un, Norpois) ; « these tedious old fools », ces fastidieux vieux imbéciles (qui m’avait fait penser aux politiciens français tenaces comme de la mousse). Jugeant la production nulle, nous étions partis à l’entracte dîner au 44 & X Hell’s Kitchen, lui aussi devenu nul. Le lieu gardait pour moi son charme, au coin de la 10e Avenue pareille à une autoroute, grâce à sa couleur blanche, ses baies vitrées sur, de l’autre côté, une longue station-service. Jude Law avait eu de jolis gestes retenus, quoique parfois redondants (« mes pensées », et il se désignait le front ; « mon cœur », et le cœur). Le fantôme du roi avait été joué par un grand mou en gabardine qui avait l’air d’un maître d’hôtel ayant enfilé un manteau sur son pyjama pour aller voir au jardin qui aboie la nuit. Monter la pièce avec des drag queens. « Adieu ! adieu ! remember me ! », s’écrierait une de ces tours de Pise en outrant un geste de pâmoison, dos de la main posé sur le front. Les acteurs de cinéma muet jouaient comme des drag queens sans ironie.

Plus un acteur est bon, moins il fait de gestes. Marlene Die trich levait un sourcil, Charles Laughton, une de ses grosses paupières, Orson Welles inspirait, Michel Simon égouttait ses mains comme des parapluies, Catherine Deneuve sourit en plissant l’œil. Les acteurs à gros jeu sont les plus populaires, car le public mal éduqué raffole inconsciemment du souvenir des farces du Moyen Âge ; le remuement, de toute éternité, distrait ceux qui ne veulent pas comprendre. Type de jeu qui accompagne si souvent le théâtre de Molière. Depuis 1680 sont entrés au répertoire de la Comédie-Française 1 024 auteurs. Sur les 1024, le plus joué est Molière, 33 400 représentations. L’état du moliérisme de ce théâtre se remarque au fait que le suivant, Racine, n’a eu que 9 400 représentations. Disproportion extravagante montrant que Molière, c’est plus la France que Racine, ou plutôt, c’est plus les Français.

Racine, c’est la France, Molière, c’est les Français. Gaudriole, pas d’efforts, boum boum badaboum. Le racinisme a peu de gestes. Quand Phèdre dit : « Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent », tout au plus fait-elle de petits battements des doigts près des joues, comme pour chasser des moustiques. De Molière, je garde quelques féeries comme Monsieur de Pourceaugnac, et le Tartuffe qui suffirait pour sauver un auteur, avec son idée de geste géniale dans la scène du « cachez ce sein que je ne saurais voir » ; ce n’est pas une gauloiserie que Molière révèle, mais que le pouvoir est hypocrite. Grande, grande, grande idée. Le pouvoir a besoin d’hypocrisie pour endormir la révolte qu’engendre toute autorité, et quelle est sa manière ? la plus ample affectation de sincérité. Tartuffe a des gestes francs. Eh ! « Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille. » Quand il tire le mouchoir pour que Dorine le cache, ce sein qu’elle ne cherchait pas à montrer, quel geste déployé il doit avoir !

Ainsi donc, me disais-je, assistant le 3 juin 2016 à la Comédie-Française à une mise en scène réfléchie de Britannicus, le rôle d’Agrippine était interprété par cette femme que j’avais vue quelques semaines auparavant dans le petit café de la place, courbée sur un tapuscrit qui devait être son exemplaire de travail de la pièce. Avec ses à-coups des mains déformées par l’arthrite, elle ne se transfigurait génialement pas. Elle était ce que, à observer les reines actuelles de l’Angleterre ou des Pays-Bas, devait être l’impératrice-mère de Rome : une vieille dame avec une couronne plantée dans la perruque le dimanche. Dans la scène où elle rassure son fils sur ses intentions, l’acteur jouant Néron tendit sa veste à l’actrice qui l’enfila, elle continua à parler et s’interrompit brièvement, se rendant compte que, dans son dos, il s’était mis à caresser sa queue-de-cheval ; et nous comprîmes qu’il caressait l’idée de meurtre.

La même année, au Théâtre national de Chaillot, Paris, dans Kings of War, compilation de trois pièces historiques de Shakespeare par Ivo van Hove, l’acteur jouant Henry V, dans la scène où il tente de se faire comprendre de Catherine de Valois qu’il veut épouser et qui ne parle pas plus l’anglais que lui le français, a tourné brièvement la tête derrière lui comme pour chercher un interprète, et c’était très intelligent.

En 2011, Bérénice était donné à la Comédie-Française dans une mise en scène très Knoll. Les personnages allaient et venaient entre des piliers doriques, déclamant le regard droit dans le public quand, d’après le texte, ils s’adressaient à une suivante ; ils faisaient trop de gestes, qui plus est des gestes psychologisants (Bérénice caressant la joue de Titus, comme si une reine, en présence d’un tiers, allait caresser la joue d’un empereur romain*). L’acteur qui jouait Titus donnait des coups de menton en déclamant d’une voix criarde. On crie en général trop au théâtre, enfin dans le mauvais théâtre.

* Tout le jeu de Racine sur les noms d’« empereur » et d’« impératrice » est bien sûr un accommodement historique, car le titre d’empereur n’existait pas, du moins pour désigner le chef de l’État, il n’était pas supposé y en avoir ; presque tout au long de cette période, par un énorme mensonge, on n’a jamais aboli la République ni nommé le tyran par son nom. Il continuait à se faire élire consul, etc. Jamais n’a aussi bien éclaté l’hypocrisie la plus révoltante, celle du pouvoir.

© Grasset 2017

© Photo : JF Paga

 

Quatrième de couverture > Les mains ? Et les sourcils. Et les yeux. Et les pieds. Et la bouche, avec le sourire. Toutes ces parties du corps accomplissent des gestes. Les objets nouveaux, comme les tablettes numériques ou les cigarettes électroniques, en font faire d’inédits, tandis que d’autres disparaissent, pour parfois réapparaître. De quelle mystérieuse façon un poignet cassé sur la hanche, geste des aristocrates du XVIIIe siècle, a-t-il ressurgi chez un rocker de 1960 ? Le geste de la main d’un bébé qui s’ouvre comme une étoile de mer ne serait-il pas un souvenir des âges immémoriaux où nous étions algues ou poissons ?

Y a-t-il des gestes d’hommes, des gestes de femmes ? Des gestes nationaux, des gestes universels ? Gestes de la sexualité, gestes de la politique, gestes des comédiens, gestes imités de nos morts aimés, les gestes ne sont pas l’ombre des mots ; ils peuvent être une forme de création. Plus encore qu’un langage du sens, un rapport unique au temps.

Voici un livre inattendu, lumineux et sensible, riche de mille réflexions tirées de l’Histoire, de la littérature, de la peinture, du cinéma, de la danse, de l’observation des présidents de République comme des femmes druzes fabriquant de la pâte à pita. Que disent ces gestes que tout le monde fait et que personne ne semble vraiment regarder ?

Dans la lignée des désormais classiques Dictionnaire égoïste de la littérature française et Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, on retrouve ici tout le brio et l’esprit de Charles Dantzig, qui, pour la première fois, révèle beaucoup de lui-même dans ce véritable traité de l’humain.

Avec une trentaine d’illustrations.

Pages choisies par Annick Geille

Charles Dantzig, Traité des gestes, Grasset, octobre 2017, 416 pages, 22 €

Aucun commentaire pour ce contenu.