Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

William Boyd. Extrait de : Tous ces chemins que nous n’avons pas pris

EXTRAIT >

Il se leva et alla dans la cuisine se servir un verre de vin. Malgré tous les attraits du marivaudage, il comptait bien rester marié à Irmgard quoi qu’il arrive. Trois épouses, c’était plus qu’assez pour un seul homme dans le cours d’une vie, estimait-il, voilà pourquoi il n’aurait plus jamais de liaison, plus jamais. Toutes ses infidélités se réduiraient à des baisers volés. Quand il avait pris cette décision après avoir épousé Irmgard, il avait douté de son efficacité, mais à tort puisqu’ils étaient là tous les deux, cinq ans plus tard, avec deux bébés en route, et il n’avait couché avec nulle autre que sa légitime. En revanche, il avait embrassé quarante-deux femmes au cours des cinq dernières années, selon son dernier pointage, et paradoxalement, ces baisers lui avaient permis de rester fidèle, de sauver son couple. À l’époque de son mariage avec Edith puis avec Jessica, il n’avait cessé de coucher à droite à gauche pour se sentir en vie, il avait été dûment pris en flagrant délit et il en avait payé le prix émotionnel et financier. Non, non, maintenant il était un homme plus heureux et plus avisé.
Il retourna dans le salon et s’assit sur un accoudoir du fauteuil d’Irmgard, qui scrutait ses cartes. Il posa un baiser sur le haut de son crâne et elle lui caressa la cuisse. Étonnant, ces baisers qu’il volait, songea-t-il. Des actes aussi intimes que de faire l’amour, d’une certaine manière. Des actes de fornication buccale. Le contact de ses lèvres sur d’autres lèvres, la douceur de ce bouche-à-bouche, la pénétration des langues, la fusion des langues, l’abandon, les sentiments déclenchés, les messages envoyés durant cette relation illicite... Il retourna dans la cuisine et envoya un texto à Riley Spacks.
Dans le bar en terrasse situé sur le toit de son club, l’ambiance était très tranquille. Seuls une demi-douzaine de fumeurs invétérés se serraient sous les chauffages extérieurs répartis autour de la piscine au repos pour l’hiver. Assis au comptoir devant des cocktails, Riley et lui s’extasiaient sur la vue.
« Vous avez déjà fumé ? demanda-t-il.
– Non. Et vous ?
– Non plus, étonnamment, répondit-il avec un sourire. Bon, je vous ai trouvé un acheteur. À un million. »
Il la sentit submergée par une vague de soulagement, comme si elle avait rougi intérieurement. Quels problèmes avaient donc été résolus par cette annonce ? se demanda-t-il. Quelles nouvelles portes s’ouvraient à elle, maintenant ?
« Parfait, commenta-t-elle. Formidable. Merci.
– Tout est OK avec Mme Daubeny, n’est-ce pas ? ajouta-t-il précautionneusement.
– Elle m’a légué le tableau dans son testament. Il est à moi.
– Très bien. »
Il lui fournit toutes les instructions nécessaires : elle devait apporter le tableau chez lui à une heure donnée et, une fois sur place, elle pourrait vérifier que le virement avait bien été effectué sur le compte en banque qu’elle avait indiqué ; ensuite, elle pourrait partir et Ludo livrerait le tableau à son nouveau propriétaire.
« Simple comme bonjour, commenta-t-elle. Qui est l’acquéreur ?
– Il souhaite rester anonyme. »
Ludo commanda un autre cocktail. Ross Haverley-Grant avait trouvé un acheteur prêt à débourser 2,2 millions de livres. Il refusait de lui révéler son identité, mais Ludo soupçonnait fort un autre négociant de ses amis, ce qui complexifiait le complot. Des bénéfices seraient engrangés tout le long de la chaîne de revente du Freud, mais ils n’égaleraient jamais les siens. Il fit rapidement ses calculs : cinq pour cent à Ross ; pour lui-même, la « commission » de dix pour cent en tant que découvreur payée par Riley ; et puis le bonus caché, son bénéfice secret à lui de plus d’un million de livres. Un million cent quatre-vingt-dix mille livres sterling, pour être précis.
« Pourquoi vous êtes-vous adressée à moi ? demanda-t-il.
– Je me suis renseignée. On m’a dit que vous étiez très compétent, très fiable. »
Il ressentit un petit frisson de mauvaise conscience, mais se rappela le principe du caveat venditor. Riley voulait un million et elle l’avait obtenu grâce à lui. L’accord existant (ou pas) entre Lily Daubeny et elle était son affaire à elle. Il s’agissait là d’une transaction commerciale et chacun avait droit à sa part de bénéfices. Il lui faudrait faire un petit tour de passe-passe comptable, payer quelques impôts assurément, mais c’était là sans nul doute la plus grosse vente de sa vie de négociant. D’ailleurs, elle marquerait peut-être la fin de sa vie de négociant, et ce serait un vrai soulagement. Il jeta un coup d’œil à Riley, qui remuait son olive dans son martini d’un air pensif. Oui, c’était vraiment une très belle jeune femme. Elle leva son verre et ils trinquèrent.
« Du moment que vous ne m’escroquez pas, dit-elle avec un sourire en plissant les yeux d’un air soupçonneux. Ou bien si ?
– Personne n’escroque personne, répondit-il avec une sincérité maximale. C’est une transaction tout ce qu’il y a de plus simple. Alors comme ça, Lily Daubeny est votre tante ? lança-t-il histoire de changer de sujet.
– C’est ce qu’elle prétend, mais je pense que c’est ma mère en fait. C’est pour ça qu’elle me lègue le tableau. Je crois qu’elle m’a “donnée” à sa sœur à ma naissance. Elle avait la quarantaine, j’étais une gêne. Je n’ai aucune idée de qui était mon père. »
Ludo fut quelque peu choqué par cette révélation, par ces sombres histoires de famille divulguées tout de go. Il ne voulait pas en apprendre plus sur la conception de l’enfant qui était devenue Riley Spacks.
« Vous permettez que je vous dise quelque chose ? demanda-t-il d’une voix plus grave. Quelque chose de personnel ?
– Oui.
– Je vous trouve follement attirante. Follement. Vous êtes l’une des plus belles femmes que j’aie jamais rencontrées.
– Merci, dit-elle sans paraître troublée de ce compliment.
– J’aimerais beaucoup vous embrasser. Je peux ? »

Elle le regarda en penchant la tête de côté, comme si elle le redécouvrait.
« Non. Je ne veux pas vous embrasser. Je n’en ai pas la moindre envie. »

Tout se déroula à merveille selon les arrangements convenus. Riley apporta au bureau le tableau enveloppé dans du papier kraft. Ludo appela Ross. Ross transféra les 2,2 millions sur le compte de Ludo domicilié dans les îles Anglo-Normandes. Une fois l’argent arrivé, Ludo vira neuf cent mille livres sur le compte de Riley à Djakarta. Riley appela sa banque, qui confirma le versement. Ludo prit le Freud, l’enveloppa dans un drap et l’enferma dans le grand coffre de la chambre forte, puis rappela Ross, qui confirma qu’il viendrait le récupérer en personne le lendemain.
Au crépuscule, dans l’avant-cour gravillonnée de sa maison, ils échangèrent une poignée de main entre le 4 × 4 et la Bentley. Elle portait des bottes à talon et il trouva étrange de la voir plus grande de dix centimètres.
« Vous êtes sûre que vous ne voulez pas que je vous appelle un taxi ?
– Non, j’ai envie de marcher un peu. De digérer tout ça. De trouver du sens.
– Bien sûr. Toutes les implications.
– Exactement. Toutes les implications.
– Super journée, dit-il en lui souriant. Félicitations.
– Je suis descendue à l’hôtel Oberon, dans le quartier de Mayfair. Chambre 231.
– Chambre 231. Je connais l’Oberon.
– Voudriez-vous m’y retrouver à 20 heures ? proposa-t-elle. Je trouve que nous avons besoin de fêter dignement cette bonne nouvelle. »

Allongé nu sur le lit, épuisé, dans la chambre 231 de l’hôtel Oberon, Ludo écoutait Riley prendre une douche. Il se sentait de plus en plus bizarre et sujet à un profond malaise inconnu qui enflait en lui. Évidemment, cela faisait plus de cinq ans qu’il n’avait pas couché avec une autre femme. Il avait oublié comment c’était, les émotions et les sensations que cela déclenchait... Il consulta sa montre : bientôt minuit. Nom de Dieu ! Cela faisait presque quatre heures qu’il folâtrait tout nu dans un lit avec une Riley Spacks tout aussi nue. Il vérifia son téléphone. Irmgard lui avait envoyé un texto : « Tu rentres quand ? » Il était devenu fou ou quoi ? Il s’assit dans le lit, se leva et commença à s’habiller.
Riley sortit de la salle de bains en peignoir alors qu’il cherchait sa cravate.
« Tu pars déjà ?
– Ha ha. Je suis censé être à un vernissage. Je vais devoir trouver une explication bien tournée.
– Je suis sûr que tu es très fort pour ça. »
Il enfila sa veste et elle se dirigea vers la porte pour la lui entrouvrir. Il l’embrassa tendrement. Leurs langues se touchèrent.
« Merci.
– Tu vois, tu y es arrivé, à m’embrasser. C’est bien ça que tu voulais, non ?
– On a fait plus que s’embrasser, ma douce.
– Ce qui prouve bien qu’un baiser, ce n’est jamais assez.
– Riley, je voulais te dire...
– Je suis encore là pour une semaine. Après, je pars. Tu reviendras me voir ? »
Il y pensa un instant. Non. Mauvaise idée. Il se frotta les yeux. Très mauvaise idée. Il avait enfreint toutes ses règles, ce soir.
« Bien sûr. Quand ça ?
– Je t’enverrai un texto.
– Bonne idée. Envoie-moi un texto.
– Merci, Ludo, dit-elle en ouvrant plus grand la porte pour le laisser sortir. Sois sage. »

Quand Irmgard lui mit sous le nez les textos, les dates, l’hôtel, le contenu précis des brefs messages que Riley et lui avaient échangés, il ne se fatigua même pas à essayer de nier. Riley Spacks était partie, entre-temps, partie depuis quelques jours. Elle avait dit qu’elle retournait à Bali. Elle resterait en contact, il faudrait qu’il lui rende visite... Mais il savait bien que c’était fini.

© Le Seuil 2017

© Photo : Trevor Leighton

 

Quatrième de couverture > Un don juan patenté s’impose la chasteté mais compense en collectionnant les baisers volés ; un kleptomane retrace son parcours de vie à travers les objets qu’il a dérobés ; un couple séparé se retrouve par hasard et remonte les cinq ans de sa relation, en partant de la rupture banale pour revenir au coup de foudre initial ; une jeune femme qui accumule les échecs professionnels et amoureux réussit à toujours avancer en faisant du surplace ; un acteur naïf voit sa vraie vie se transformer en un cauchemardesque thriller de série B. Tous ces chemins que nous n’avons pas pris nous donne à voir ces rencontres fortuites qui font affleurer le passé à la surface de nos émotions, ces décisions impulsives qui changent irrévocablement le cours d’une vie, ces hésitations et renoncements qui compliquent tout. Ces neuf nouvelles pleines d’humour, de sensibilité et de surprises mettent en valeur une fois de plus le regard pénétrant, malicieux et bienveillant de William Boyd et son talent unique de conteur.

William Boyd est né à Accra (Ghana) en 1952 et a étudié à Glasgow, Nice et Oxford, où il a également enseigné la littérature. Auteur réputé de fiction, d'essais et de théâtre, il est aussi scénariste et réalisateur. Il a repris en 2013 le flambeau de la saga James Bond créée par Ian Fleming.

Pages choisies par Annick Geille

William Boyd, Tous ces chemins que nous n’avons pas pris, traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Isabelle Perrin, Le Seuil, novembre 2017, 304 p. - , 21 €

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