Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Père Michaeel Najeeb. Extrait de : Sauver les livres et les hommes

EXTRAIT >

Les larmes de Jonas - août 2014

Il y a quelques jours, j’ai eu très peur. C’était un matin, au réveil. En quelques minutes, tout le quartier s’est animé. Les cris résonnaient dans les ruelles : « Ils sont là ! », « Ils arrivent ! ». Les hommes, les femmes et les enfants, tout le monde paniquait. J’ai compris que j’étais pris au piège et mes manuscrits avec moi. J’ai écrit un email, une sorte de SOS à tous mes contacts pour les prévenir que Daech venait de prendre le contrôle de Qaraqosh et qu’il n’y avait plus rien à faire sinon à prier pour nous.

Alors que dans la rue on entendait des hurlements et les moteurs des voitures qui fuyaient, j’ai réfléchi quelques instants en essayant de m’isoler du brouhaha. Il était encore temps de fuir. Mais je me suis très vite dit qu’il valait mieux mourir au milieu de mes trésors plutôt que de les abandonner à la folie des combattants de Daech. Un père ne laisse pas ses enfants seuls. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Lorsque je décrochais, on me disait que j’étais fou de ne pas avoir déjà pris la fuite : « Ils vont vous égorger ! Laissez tomber vos livres ! Montez dans une voiture... »

Plusieurs personnes frappaient à la porte du couvent pour me convaincre de partir avec eux. Mais face à mon silence, ils n’insistaient guère pour éviter d’être pris au piège. Plus je passais la main sur les couvertures craquelées de mes manuscrits, plus j’étais sûr d’avoir pris la bonne décision : je resterais là avec eux.

Pour me calmer, car je sentais aux pulsations de mon cœur que celui-ci n’était pas tout à fait du même avis, je me suis assis à ma table de travail et j’ai ouvert le petit bréviaire sur lequel je travaillais depuis le matin. J’ai beaucoup de tendresse pour lui. Il date du XVIIIe siècle et s’ouvre par le haut, un peu comme un calepin de journaliste. Par endroits, sa calligraphie est hésitante, presque maladroite. Il tient dans la main et celui, sans doute un moine, qui l’a écrit pouvait le feuilleter avec un doigt au fil de ses prières et le ranger dans les poches profondes de son vêtement. Parfois, quand je l’ouvre et que je l’approche de mon visage, je me dis qu’il ressemble à un de ces vieux téléphones portables à clapet. On pourrait presque appeler dieu. En ce moment, j’aimerais bien pouvoir lui passer un coup de téléphone et lui demander quelques conseils.

Pour me donner du courage, je regarde souvent une photo, posée sur ma table de travail depuis plusieurs années. Elle réveille tant de sentiments. Sur ce cliché, nous sommes trois prêtres, nos mines sont graves. Nous sommes dans la cathédrale chaldéenne de Mossoul devant un cercueil. Cette église, construite au Xe siècle et agrandie il y a une centaine d’années, inspire nos prières.

Curieusement, il fait sombre tout autour de nous mais nos visages prennent la lumière. Il y a un halo, un peu comme sur ces images pieuses aux couleurs vives que l’on distribue aux enfants sages du catéchisme qui illustrent une scène biblique ou un épisode du Nouveau Testament.

Je suis au centre, tout en blanc, dans mon habit de dominicain. À ma gauche, il y a monseigneur Faraj Rahho, l’évêque de la cathédrale chaldéenne de Mossoul. Les touches de couleurs sur sa soutane, le rouge et le violet, propres aux prélats, ressortent. À ma droite, un jeune prêtre, Raghid Aziz Ganni. Il a 35 ans, je l’aime beaucoup. Il est brillant. Son père, Aziz, était instituteur dans un village à trente kilomètres de Mossoul, et sa famille, très religieuse. L’un de ses grands-oncles fut même évêque.

Nous avons tous les trois l’air mélancoliques. C’est l’été, nous sommes en sueur. Les chaleurs du mois d’août en Mésopotamie m’ont toujours fait regretter la fraîcheur que l’on ressent dans les cryptes des églises en Europe. Ce jour-là, il doit faire 45 ou 50 degrés. Nous sommes fatigués, épuisés même, cela se voit sur nos visages. Nous avons peur aussi. Saddam Hussein a été chassé du pouvoir et les Américains contrôlent le pays. Le chaos frappe Mossoul. Des magasins vendant de l’alcool ont d’abord été saccagés puis incendiés. Très vite, il y a eu des enlèvements. Puis des attentats quotidiens. Plusieurs religieux chrétiens, des fidèles, ont été assassinés à Mossoul, Kirkouk et Bagdad.

Chaque jour, de dérisoires vexations nous font sentir que nous sommes indésirables. Un de nos voisins jusque-là très courtois a pris l’habitude de jeter ses poubelles par-dessus le mur d’enceinte du couvent. Lorsque notre gardien l’a surpris en flagrant délit, je suis allé le voir. Il était comme un enfant : « Au nom d’Allah, ce n’est pas moi », me disait-il pour se justifier. Dès le lendemain, il a recommencé. Notre gardien l’a menacé de le dénoncer à la police mais l’homme nous a suppliés de le laisser en paix. Il pleurait. Je savais que les forces de l’ordre n’interviendraient pas. Il a recommencé.

Quelques jours plus tard, j’ai reçu des menaces de mort, des coups de téléphone au milieu de la nuit. Des voisins, souvent des commerçants prospères, m’ont expliqué qu’ils avaient les moyens de me protéger en échange d’un peu d’argent. L’un d’eux, plus insistant que les autres, m’a dit sur le ton de la confidence : « Je sais que vous allez être kidnappé dans les jours qui viennent. » cet homme passait déjà beaucoup de temps chez l’évêque catholique syriaque. Il lui tournait autour, venait chez lui le soir, il prenait des photos de leurs rencontres, l’invitait à prendre le thé. Et bien sûr lui soutirait de l’argent. Il tentait de faire la même chose avec moi. Il me flattait. Il voulait montrer à tout le quartier qu’il était mon protecteur. L’évêque a cédé en pensant assurer la sécurité de sa communauté. En réalité, il devenait chaque jour prisonnier d’un odieux chantage. De mon côté, jouant l’ignorant comme si je ne comprenais pas que préserver ma sécurité impliquait un racket, j’ai préféré me tenir à distance de ce « protecteur » cupide.

Dès l’adolescence, un chrétien d’Irak comprend qu’il doit rester discret pour survivre. Mais, à partir du début des années 2000, il ne suffisait plus de se faire oublier. Mais de payer, de fuir ou de mourir.

Le matin de cette cérémonie, sur le mur qui longe l’enceinte de la cathédrale, quelqu’un a peint à la peinture noire des insultes contre les chrétiens. Nous sommes des cibles, nous le savons. Une grenade a été lancée contre une église quelques semaines auparavant. Un groupe armé nous attend peut-être à la sortie de la messe, cela arrive souvent depuis quelques mois. Ils ne se cachent plus : ils nous provoquent, ils nous insultent.

Ce jour-là, pourtant, la cathédrale Meskinta, Sainte-Chirine, est pleine. Meskinta est une sainte du Ve siècle que les chrétiens d’Europe ne connaissent pas, mais qui est très importante pour nous. C’est l’une des premières chrétiennes de Kirkouk, une martyre : ses deux enfants ont été assassinés sous ses yeux pour l’obliger à renier sa foi.

Le jour de la photo, nous sommes donc tous les trois autour du cercueil de Gibrail Bakos, un prêtre que nous aimions beaucoup. Une centaine de fidèles a tenu à honorer la mémoire de ce chorévèque, une fonction qui n’existe que dans l’église d’Orient.

Je me souviens très bien de mes pensées ce jour-là. À chaque fois que je célèbre un enterrement, je me demande toujours ce qui se passera lorsque je serai à mon tour dans ce cercueil.

J’imagine la vie céleste. Je pense à ce que l’on réalise sur Terre, au chemin que l’on a emprunté, aux erreurs que l’on n’a pas su ou pas voulu éviter. Mais ce jour-là, je me souviens d’abord de celui qu’on va enterrer car c’était un ami. Gibrail Bakos a donné sa vie à dieu. Je sais qu’il va rencontrer notre créateur dans très peu de temps, c’est une chance. Et en même temps, je me pose cette question à laquelle je n’aurai de réponse que le jour de ma mort : que se passe-t-il ensuite ?

Plus je regarde cette photo, plus je suis troublé. Elle me fait passer un message. L’évêque et le jeune prêtre qui officiaient ce jour-là avec moi ont été assassinés l’un après l’autre, quelques mois plus tard par des fanatiques.

Raghid Aziz Ganni a été emporté par une rafale de kalachnikov en juin 2007. Il quittait l’église du Saint-Esprit, à l’est de Mossoul, en voiture avec trois sous-diacres. Un groupe armé a arrêté leur véhicule, exécutant tous ses occupants. Ce prêtre n’a pas été choisi au hasard par les barbares. C’était un jeune homme très cultivé, rayonnant, curieux de tout et qui maîtrisait plusieurs langues anciennes qu’il avait étudiées à l’Angelicum, l’Université de l’ordre dominicain, à Rome. Il était serviable, dévoué, adoré des jeunes. Le tuer, c’était montrer à tous les chrétiens qu’ils n’avaient plus rien à faire là. Les terroristes ont même posé une mine sur leurs cadavres pour tuer ceux qui s’en s’approchaient.

Avec l’enlèvement et le meurtre de Monseigneur Faraj Rahho en mars 2008, on a voulu nous faire passer un autre message. S’attaquer au chef de notre communauté, c’était nous prouver que même les plus puissants d’entre nous ne seraient pas épargnés. L’évêque ne se déplaçait jamais seul. Il était toujours accompagné. Il avait droit à la protection de l’état irakien devant chez lui, surtout depuis que des malfrats étaient venus lui demander un demi-million de dollars en échange de sa sécurité. Une forme de chantage odieux auquel le courageux évêque n’avait pas cédé en expliquant à tous que, s’il avait eu une telle somme en sa possession, il l’aurait distribuée aux pauvres.

© Grasset 2017

© Photo : JF Paga

 

Quatrième de couverture > Lorsque Mossoul tombe aux mains de Daech, plusieurs dizaines de milliers de Chrétiens fuient la plaine de Ninive, au nord de l’Irak. En quelques heures, des familles entières abandonnent leurs maisons, leurs églises et leurs cimetières, fuyant un assaut de cruauté. Elles quittent la terre de Noé, d’Abraham et de saint Thomas, la leur depuis deux millénaires. Au cours d’une incroyable épopée, le père Michaeel Najeeb, sauve des centaines de manuscrits vieux de plusieurs siècles que les djihadistes ont juré de réduire en flamme, comme ils ont détruit Palmyre ou saccagé le tombeau de Jonas. Au péril de sa vie, ce dominicain de Mossoul nettoie, restaure et protège ces textes sacrés. Au cours de ce long exode, il construit aussi une arche pour sauver des familles de toutes confessions, chrétiens, Yézidis ou musulmans, tous enfants du désastre. Il les nourrit, les loge, les encourage. Voici un récit à hauteur d’homme, spirituel et plein d’espoir. Parfois le destin est une grâce.

Né en 1955 à Mossoul dans une famille catholique de rite chaldéen, Michaeel Najeeb suit une formation pour devenir expert en forage pétrolier, avant d’entrer chez les dominicains à 24 ans – un ordre installé en Irak depuis le XVIIIe siècle. Il est ordonné prêtre par Mgr. Claverie, en 1987, et vit aujourd’hui à Erbil, au Kurdistan irakien.

Pages choisies par Annick Geille

Père Michaeel Najeeb, avec Romain Gubert, Sauver les livres et les hommes, Grasset, octobre 2017, 180 pages, 17 €

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