Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Jean-Michel Décugis et Marc Leplongeon. Extrait de : Le chaudron français

EXTRAIT >

Lunel, c’est l’histoire d’un renoncement politique et d’un aveuglement social. Une ville clivée entre des Français dépossédés de leur passé et des déracinés sans perspective d’avenir. Un petit bout de Camargue de 25 000 habitants, coincé entre Nîmes et Montpellier, où un habitant sur dix est étranger et une personne sur cinq est sans emploi. Le chômage est deux fois supérieur à la moyenne nationale ; et il faut encore le multiplier par deux pour se faire une idée du fléau chez les jeunes. Le niveau de formation et de qualification est parmi les plus bas du département. En trente-trois ans, la population a doublé et n’a jamais pu être absorbée par le marché du travail. Les inégalités atteignent ici des sommets d’indécence. Un quart des Lunellois vit en dessous du seuil de pauvreté et ne subsiste que grâce aux allocations sociales. L’intégration a échoué. L’immigration a déferlé par vagues sur des terres de traditions taurines, balayant le sable des coutumes locales, et poussant les « Pescalunes » – les Lunellois d’origine – à médire contre les nouveaux arrivants. Peu à peu deux communautés se sont éloignées qui, chacune, vivent et s’observent, méfiantes. Cinquante ans durant, des générations de Maghrébins se sont enfoncées dans la misère, s’installant sans trouver d’emploi, ou se résignant à un travail agricole saisonnier, la récolte du melon et de l’asperge ne répondant toutefois pas aux besoins de tous les foyers. En réaction à leurs pères qui rasaient les murs, les enfants d’immigrés ont commencé à revendiquer une existence. Un islam de plus en plus affirmé, rigoriste et intolérant, s’est installé dans les quartiers et a prospéré à la mosquée. « Et si Lunel, c’était tout simplement la France de demain ? » interroge un politique.

Nous ne reconnaissons pas la ville de notre enfance. Celle où nous sommes nés et où nous avons grandi, celle où les questions raciales ne perçaient pas ou seulement à la marge, celle où il n’y avait pas autant de haines et d’antagonismes culturels. Il ne s’agit pas d’une nostalgie mal placée, du fleuriste qui était là et qui n’est plus, d’une route qui a été goudronnée ou d’un rond-point qui n’existait pas dix ans plus tôt. C’est un sentiment plus profond, une sorte d’arrière-goût d’abandon sur lequel nous peinons à mettre des mots. Comme si Lunel, pendant des années, s’était fané et que personne n’avait été présent pour irriguer le lien social. Le maire de la ville, Claude Arnaud, à qui nous nous en ouvrons, résume la situation. « Le cœur de Lunel a été envahi », confie-t-il à sa manière, brusque, sans filtre, avec des relents identitaires. Confortablement assis dans son bureau, ce jour ensoleillé de septembre 2016, il nous désigne avec fierté les plans des futures arènes qu’il doit bientôt faire construire. « Envahis. » Le mot résonne dans notre tête. Lunel, serait-ce donc cette guerre de croisés entre la Nation Gardiane, ces défenseurs depuis un siècle des particularismes camarguais, et les musulmans relégués au rang d’envahisseurs ? Voici mille ans, Lunel n’était-il pas un joyau de la pensée et de la culture juive en Europe ? Lunel, la « Palestine de France ». Vraiment, un édile républicain vient-il d’utiliser, pour décrire sa ville, le champ lexical de la guerre ?

Entre novembre 2013 et décembre 2014, une vingtaine de jeunes sont partis faire le djihad. Soit environ une personne pour mille habitants. Des familles et leurs enfants, des couples et des hommes seuls se sont installés en Syrie et en Irak. Des bébés y sont nés, des combattants y sont morts. Lunel est désormais perçu comme un repère de barbus, une zone de non-droit, un lieu infréquentable. « Djihadland », « le Molenbeek français », « la capitale du djihad », titre la presse dès l’automne 2014. Depuis leur terrasse ombragée par des oliviers et des feuilles de vigne où ils jurent vivre paisiblement, les habitants se sentent injustement montrés du doigt. La condamnation publique est, jugent-ils, d’une violence inouïe. Reste ce constat : le djihad a touché bien plus d’enfants à Lunel que partout ailleurs. Raphaël, étudiant brillant, enfant d’une famille juive. Hamza, fils d’un ancien président de la mosquée. Karim, jongleur et cracheur de feu, tenancier d’un café. Abdel, un ancien militaire, qui a servi à la Légion. Yassine, un jeune papa paumé. Maëva et Hassiah, deux futures mamans. Tous sont partis, comme ça, sans prévenir, et sont devenus des ennemis de la Nation. Eux, les gamins qui fréquentaient, petits, les mêmes stades, les mêmes écoles que nous... Comment en sommes-nous arrivés là ?

Difficile de comprendre, même pour nous qui avons pourtant écumé les bancs de l’école des garçons Victor-Hugo, en plein centre-ville de Lunel, à une époque, les années 1970, où les instituteurs apprenaient à leurs élèves la tolérance face à la diversité des origines. Dans la cour de récré, on ne comptait plus les noms à consonance étrangère, les gosses des immigrés espagnols et italiens arrivés en masse dans le pays après la Seconde guerre mondiale. Les Maghrébins, eux, sont installés dans les champs à l’extérieur de la ville, regroupés dans des baraquements sans intimité ni confort. Leurs enfants ne pousseront les portes de l’école communale qu’au milieu des années 1970. L’accueil qui leur est réservé, dans cette région où se sont implantés de nombreux rapatriés d’Algérie, est parfois difficile. Nous n’avons pas neuf ans quand notre instituteur de CE2 annonce à la classe l’arrivée d’un nouvel élève venu du Maghreb. Le lendemain, le gamin est encerclé par les élèves qui lui souhaitent la bienvenue en lui lançant tout ce qu’ils ont dans la main. Nous lui jetterons notre goûter : une banane. Plus tard, lorsqu’ils auront l’âge d’aller en boîte de nuit, ce sont ces mêmes gamins qui célébreront la fête du village en organisant une immense « ratonnade », ce mot affreux qui désigne la chasse aux « bicots », aux « gris », aux « bronzés » dans les rues de la ville. C’était en juillet 1982. L’extrême droite pose ses valises à la mairie l’année suivante. Quant à l’enfant maghrébin sur qui nous avions jeté des bananes, il est devenu travailleur social. Et s’intéresse aujourd’hui aux questions liées à la déradicalisation...

Il y a vingt ans déjà, nous tirions la sonnette d’alarme. Dans un article du Figaro, alors dirigé par Robert Hersant, nous décidions de nous lancer dans une série de reportages sur ces « banlieues dont on ne parle jamais ». Lunel ne pèse que quelques milliers d’habitants mais présente déjà, à notre sens, tous les symptômes – chômage, immigration, tensions identitaires – des grandes banlieues parisiennes et lyonnaises. Publiée le 27 novembre 1995, notre enquête provoque un tollé. Nous racontons la vie quotidienne des habitants et les tensions qui, année après année, prospèrent. Chacun se replie sur son groupe, sa communauté, retranché derrière ses griefs. Les Pescalunes ont l’impression de ne plus être chez eux lorsqu’ils se promènent dans le centre-ville. « Il y a des Arabes partout, alors on nit par ne plus s’y rendre », disent-ils. Les Lunellois ferment leurs commerces, aussitôt rachetés par les nouveaux arrivants. « C’est la France à l’envers. » Les autres, les « bronzés », se défendent, veulent « être visibles », eux dont les parents ne l’étaient pas. Ils vont au cinéma, dans les cafés, bravent les regards, défient les patrons des bars qui les empêchent d’entrer. « Aujourd’hui les commerçants sont obligés de travailler avec nous, autrement ils ferment boutique. Mais nous, on va chez les nôtres », clament-ils. Notre article décrit aussi l’économie souterraine liée au trafic de drogue qui s’installe dans une hébétude totale. La ville est sous perfusion. Des brèches sont colmatées, au même moment d’autres s’ouvrent. En permanence, les principes républicains comme la famille, le travail, l’école se cassent la figure sur le réel. « On demande au maire de tout régler. Mais le maire ne peut embaucher à la place des chefs d’entreprise, faire l’école à la place des enseignants, élever les gosses à la place des parents. Je suis très pessimiste. La France va finir par exploser. » Les propos, signés Claude Barral, le maire socialiste de l’époque, sont terriblement d’actualité.

Car vingt ans plus tard, la France n’explose pas mais plusieurs enfants de Lunel devenus djihadistes se bardent de peroxyde d’acétone, connu sous l’acronyme anglais de TATP, en Syrie ou en Irak. Le 23 novembre 2015, dix jours après les attaques de Paris, un jeune homme de Lunel, vingt-deux ans, arrive sur la place du marché du village au petit matin, à l’heure où les olives commencent tout juste à être déversées dans les bacs et où les premiers effluves d’épices se font sentir. Et après avoir trop bu, là, au milieu des étals, il s’écrie : « Je suis Abdeslam. » Partout, la bêtise et l’ignorance infusent. Il y a vingt ans, élus, commerçants, habitants s’étaient sentis stigmatisés, trahis par notre article. Leurs propos ont été déformés, caricaturés, disent-ils. Le maire parle de manipulation. Nos parents, qui habitent dans la ville, n’osent plus sortir, redoutant d’être pris à partie. « Avec l’image que ton fils donne de Lunel, on ne pourra plus vendre nos maisons, nos commerces... », leur dit-on. Le maire proteste mais, en coulisse, écrit au chef de l’état, Jacques Chirac, copie de l’article du Figaro à l’appui, pour réclamer le classement de Lunel parmi les 700 zones urbaines sensibles de France. Il l’obtiendra... Aujourd’hui, rien n’a changé. Voici ce qu’écrit à ses administrés le nouveau maire après la succession de décès de Lunellois partis faire le djihad. La lettre est datée du 2 février 2015 et distribuée dans toutes les boîtes de la commune : « Notre ville a fait l’objet d’une médiatisation outrancière et stigmatisante qui a mis à mal son image. Lunel ne méritait pas un tel traitement totalement disproportionné et subjectif. » Et le maire de poursuivre : « Non, Lunel ne se réduit pas à quelques djihadistes. Lunel, c’est près de 2 000 ans d’histoire, c’est un tissu associatif riche et varié, c’est une jeunesse qui s’épanouit, c’est une identité camarguaise profondément enracinée, c’est un environnement préservé, ce sont des animations et des spectacles qui sont autant de rendez-vous populaires, ce sont des équipements et des services que beaucoup pourraient nous envier en matière de santé, de sport, de culture, de scolarité, de commerces, d’administrations, etc. » Les temps changent mais l’attitude des politiques, elle, reste la même : le déni. Par manque de clairvoyance et de courage, les autorités lunelloises ont mis le couvercle sur la marmite. Les Lunellois morts en Syrie sont tombés dans l’oubli. Et personne ne retient les leçons de l’Histoire.

© Grasset 2017

© Photo : DR

 

Quatrième de couverture > Petite ville de Camargue coincée entre Nîmes et Montpellier, Lunel n’est plus ce coin tranquille où l’on ne jurait que par le soleil, les vignes, le football et la passion de l’arène car une vingtaine de jeunes ont quitté la ville pour la Syrie. Musulmans fraîchement convertis, juifs ou catholiques, ils avaient à peine la trentaine, ils étaient chômeurs, footballeurs ou ingénieur et tous ont fui pour rejoindre des chefs de guerre djihadistes. Exode funeste qui conduira certains d’entre eux à la mort. Comment Lunel en est-elle arrivée là ? En quarante ans à peine, la commune est devenue une des plus pauvres de France. Le chômage, la violence, l’immigration et le racisme y ont explosé. La population s’est divisée, les communautés radicalisées et face à ce naufrage, des politiciens locaux attentistes, complaisants, souvent impuissants.

Pendant des mois, les auteurs ont arpenté cette terre devenue le symbole d’un échec national. Ils ont rencontré des religieux, modérés ou extrémistes, des jeunes et des anciens, des professeurs, chefs d’entreprises, bénévoles associatifs, des élus, des policiers, magistrats, avocats et gendarmes. L’histoire qu'ils nous racontent est celle de jeunes partis mourir et tuer en Syrie. L’histoire de ceux qui, dans l’indifférence générale, les ont soutenus ou embrigadés. Ce n’est pas l’histoire d’une ville mais celle d’une faillite française.

Jean Michel Décugis, grand reporter police/justice au Parisien, a vécu à Lunel jusqu’à ses dix-huit ans. Il a écrit plusieurs ouvrages sur les thèmes de la sécurité, du banditisme et des banlieues. Il a co-écrit, avec Christophe Labbé et Olivia Recasens, le best-seller Place Beauvau (Robert Laffont, 2006).

Marc Leplongeon est journaliste au Point et spécialiste des questions de justice. Il a co-écrit, avec Jérôme Pierrat, L’affaire Air Cocaïne : mafia et jets privés (Seuil, 2015).

Pages choisies par Annick Geille

Jean-Michel Décugis et Marc Leplongeon, Le chaudron français, Grasset, septembre 2017, 234 pages, 18 €

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