Fabrice Luchini, "Comédie française, ça a débuté comme ça"

Forcément célinien, le titre du premier livre de Fabrice Luchini, qui va se raconter un peu, et parler de sa passion de la langue, beaucoup. D’ailleurs ce n’est pas un livre écrit pour être lu mais pour être dit par Luchini lui-même, on retrouve tous ses tics, ses répétitions notamment avec l’insistance de la langue qui traîne et la main qui pointe, parfois on relit en imitant le grand cabot génial pour mieux sentir son texte… Texte très oral, par les tournures de phrases, comme une longue improvisation, celles dont il a le secret quand il est en roue libre dans une émission de télévision et que tout son travail ressort en citations et en saillies.

Le livre se présente comme une sorte de carnet de bord où il note ses réflexions au quotidien, banales, factuelles ou plus inspirées, quelques lignes ou quelques pages, suivi d’un chapitre thématique et biographique. Les notations personnelles sont le plus souvent à l’occasion de rencontres (un quidam carrossier lyonnais aussi bien qu’Olivier Besancenot ou Fleur Pellerin le 18 août 2015 : "Elle aussi a été charmante ; elle a même demandé d’assister à la première de mon spectacle, Poésie ?... qui avait débuté en janvier.")

 

Pour Luchini, la littérature doit être "organique" : "La langue sort du corps et non pas du cerveau : c’est un produit organique qui fait avancer l’action. Rien n’est descriptif, orné. Tout est immédiatement compréhensible". Plus loin, il admire un vers de Molière ("On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé", Les Femmes savantes) : "La fluidité est un mot impuissant pour qualifier cette perfection naturelle" (je souligne).

 

Et de dérouler son panthéon personnel fait essentiellement de La Fontaine, Céline, Barthes, Rimbaud, Muray, avec des touches de Paul Valery et de Nietzsche. Ceux qui connaissent les spectacles-lectures de Luchini seront dans leur élément, voire retrouveront même certains passages bien connus comme son entrée dans la carrière de garçon coiffeur et cette phrase si riche parce qu’il traînait avec des livres de Freud au lieu de succomber aux avances de ses collègues : "La Luchina, faute de se meuble le derche, elle se meuble l’esprit !" Mêmes redites complètes sur sa rencontre avec Rohmer, Barthes qui seul prend sa défense après sa "performance" dans Perceval, le billet "un petit point du nez" des Fragments d’un discours amoureux sur lequel il revient comme une obsession : "production brève, dans le champ amoureux, d’une contre-image de l’objet aimé". La matière n’est pas épuisable, certes… C’est en quelque sorte le défaut du livre : l’impression de déjà savoir, d’avoir assisté à la naissance de ces pages et de retrouver les mêmes moments présentés de la même manière, avec parfois les mêmes mots, comme s’il reprenait des morceaux de ses lectures tout  entier pour nourrir ces pages (disons au moins le chapitre sur Barthes, son idole : "Roland Barthes ! pour comprendre, imaginez Arlette Laguiller face à Léon Trotski, ou Louis Jouvet devant Molière.").

 

Ce que cherche Luchini c’est la magie de la langue, cette immédiateté que seul peut créer le poète après un travail considérable, mais un travail qui ne se montre pas, qui s’efface. Racine disait qu’l avait appris très difficilement à faire des vers facile… Comme l’acteur dont tout l’art doit être selon lui de s’absenter du texte lu, l’écrivain doit toujours appliquer la consigne de Flaubert : "surtout ne pas s’écrire". Et c’est toujours à ce sujet qu’il revient, il parle assez peu de lui ou du cinéma, mais toujours sa névrose linguistique — Huysmans avait, selon Bloy, le "prurit du mot rare", Luchini aurait celui du discours organique — revient et lui permet de réaliser de belles associations, quand il prend Nietzsche pour lire Rimbaud (même si le rapprochement n’est pas original, il est très bien mené). Rimbaud et d’autres sont mêmes convoqués par Luchini pour critiquer la société contemporaine, publicitaire et tapageuse.

Il a la même démarche avec Muray, dont il avoue ne pas tout comprendre, mais dont il cherche d’abord "la possibilité théâtrale […] et sa disposition à l’oralité". Bien sûr les propos de l’auteur de Festivus festivus lui plaisent dans cette sorte de misanthropie affectueuse qui aimerait tant voire le genre humain aller d’un autre pas, mais c’est encore la phrase dans son oralité qui retient son attention. Pareil sentiment avec Nietzsche, dont Luchini avoue être "un peu couillon devant cet immense philosophe allemand" mais être "transporté par son génie de la formule publicitaire". Encore les mots dans leur sonorité.

Luchini ne fait pas un cours, il n’enseigne rien, il espère juste renseigner l’oreille sur la possibilité d’une émotion. Et si cette émotion conduit quelques spectateurs aux textes, alors il sera heureux.

 

Dans son chapitre sur Molière, il revient sur Le Misanthrope et donne raison à Philinte, qui adapte son intelligence aux aléas du monde, alors qu’il avoue bien volontiers être nettement Alceste. Bien sûr ! son interprétation magnifique dans Alceste a Bicyclette a finit de convaincre tout le monde que ces vers ont été écrits pour lui ("J’ai aimé l’idée de ce personnage qui ne jouera jamais Alceste tellement il aime Le Misanthrope").

C’est d’ailleurs la découverte du Répertoire, en classe d’art dramatique avec Jean-Laurent Cochet, qui lui confirme sa vocation. Comme plus tard il prendre Louis Jouvet comme maître à penser et à jouer, Jouvet qui insistait justement sur le devoir de ne pas jouer, et de confronter ses élèves au marbre inaltérable des grands textes, pour qu’ils y épuisent leur égotisme et s’ouvrent enfin au texte tel qu’en lui-même il suffit.

 

De cinéma il est aussi question, mais assez peu, et même si le souci de la langue demeure le point central, la grande affaire de Luchini. Que son premier vrai rôle soit celui de Perceval dans le film d’Erich Rohmer, tout en octosyllabes traduits de manière fluide et belle de Chrétien de Troyes... 

 

Luchini dresse son portrait, biographique mais par des va-et-vient entre ses passions et la vie. Il explique beaucoup son travail de lecteur, plus que de comédien, et son rapport aux textes auxquels il revient sans cesse. Même s’il ne les comprend pas toujours justement (le Bateau Ivre de Rimbaud notamment où il accumule les contre-sens et les incompréhensions) il sait qu’ils s’imposent à lui et qu’il doit chercher comment dire les mots du poète pour s’approcher au plus près de leur vérité. La diction est pour lui le maître-mot. "Quelle diction avec Rimbaud ? Tous les jours je la cherche. J’ai mis cent représentations à dire passablement ‘Le Bateau ivre’. De grands acteurs s’y sont fracassés. Certains l’ont dit avec un concept d’enthousiasme. Moi, j’ai compris que c’était simplement hallucinatoire. Après toutes ces représentations, pourtant, je le répète : c’est impossible à dire des vers."


Lucchini qui se raconte, c'est l'amoureux des mots qui a été projeté dans la littérature et en est resté émerveillé, et qui cherche encore le moyen de l'exprimer le mieux. Toute son attention est portée sur la musicalité des textes, la possibilité d'être portés sur scène. La parcours d'un perpétuel apprenti qui atteint parfois le sublime, parfois baisse les bras devant un texte qui refuse obstinément d'être dit, mais qui toujours cherche la vérité des mots en travaillant à s'effacer soi-même. C'est le paradoxe du grand comédien ! 

 

 

Loïc Di Stefano

 

Fabrice Luchini, Comédie française, ça a débuté comme ça, Flammarion, mars 2016, 233 pages, 19 eur 

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