Bertrand Joly : La crise Dreyfus

À qui aura le courage et l’endurance cérébrale de lire les quelque 635 pages serrées de l’Histoire politique de l’affaire Dreyfus (vous avez bien lu, sans majuscule), on promet de salutaires ébranlements de certitudes.


Bertrand Joly n’est pas un débutant en la matière. Ce brillant historien du nationalisme français a notamment signé la première biographie sérieuse de Paul Déroulède et établi un impressionnant Dictionnaire biographique et géographique du nationalisme français (tous deux parus chez Perrin en 1998). Le travail de fond qu’il mène demeure cependant trop discret et méconnu. C’est que, dans l’exercice de la discipline historique comme de n’importe quelle autre science humaine, il faut choisir son camp : soit on se la joue « bête de scène » et on écrit des livres généralistes, torchés vite et pas trop mal, assez sexy pour être présentés sur les plateaux télé ou en radio, dans ce qu’il subsiste de programmes culturels ;  soit on dépiaute de sèches archives et des kilos de presse jaunie, et on œuvre en bénédictin pendant trente-cinq longues années avant de publier un pavé, contenant en guise de seul divertissement iconographique quelques tableaux de statistiques, avec l’espoir que les professionnels aient au moins le courage de lire l’introduction et la conclusion avant de les régurgiter pour le grand public sans trop les déformer.


Sans connaître Bertrand Joly, il est possible d’affirmer à son propos que c’est un bourreau de travail. Son étude sur l’affaire Dreyfus marque un tournant dans l’historiographie de ce moment symbolique, sacré même, de la mémoire française.

La simplicité de la thèse est en soi scandaleuse : l’affaire Dreyfus fut avant tout une crise, qui n’eut rien d’exceptionnel et surgit, de façon imprévisible mais sans surprise non plus, dans un terreau institutionnel, social et politique favorable à son amplification. Balayée, du coup, la dimension mystique psalmodiée par Charles Péguy ; place au coup de sonde au cœur d’un régime, la Troisième République (véritable objet d’étude de Joly en fait), et à l’examen minutieux des alternances systoliques et diastoliques qui l’animent, le secouent, le font vivre et l’usent d’un même mouvement. Le tout basé sur une radiographie de l’opinion française qui bouleverse les schémas admis ; non, toute la France ne fut pas saisie de rage antisémite entre la dégradation du Capitaine et sa réhabilitation ; et oui, un dreyfusiste pouvait commettre aussi des erreurs d’appréciation, de jugement, de raisonnement.


Il suffit de se reporter aux six idées reçues que Joly se plaît à réévaluer pour prendre conscience de l’importance de son apport. Débarrassée des affects, des autocensures et des prudences habituelles, sa recherche redoutablement documentée lui permet par exemple d'affirmer sereinement que le clivage gauche-droite ne se superpose pas à l’opposition dreyfusard-antidreyfusard. Ou encore que « l’Affaire » ne marqua pas nécessairement un sursaut de conscience unanime parmi les couches cultivées de la population. C’est toute une imagerie de l’engagement qui en prend un coup ; une dichotomie de convenance entre bons et méchants qui chancèle aussi. Joly le sait, mais il avance avec une tranquille  fermeté: « Replacée dans son contexte exact, l’Affaire, c’est vrai, se banalise un peu et perd de sa flamme romantique, elle tombe au rang de crise politique parmi les autres dans un régime qui les a multipliées, au risque de faire moins vibrer, mais cet élargissement de la perspective permet de mieux comprendre les défaillances du moment, les déceptions ultérieures et le retour des difficultés. »


Moment isolé dans un cycle naturel de hauts et (très) bas de la vie parlementaire, la crise Dreyfus n’a accédé au rang d’« Affaire » majuscule que parce qu’elle semble avoir été envisagée exclusivement avec idéalisme sur le plan de l’idéologie, plutôt que d’être résolue avec réalisme sur le terrain politique. Quatre décennies après la mort d’Alfred Dreyfus, ce n’est pas bafouer sa mémoire que de songer à rouvrir, dans l’hémicycle du Parlement plutôt que dans un tribunal, le dossier des terribles crimes qui lui furent imputés et de l’indigne destinée qui lui fut infligée. Il n’est d’ailleurs plus ici question de justice, depuis longtemps entendue – mais de souci de justesse. Joly nous prouve qu’en histoire, cette justesse est synonyme de lucidité et d’honnêteté intellectuelle.


Frédéric Saenen


Bertrand Joly, Histoire politique de l’affaire Dreyfus, Fayard, novembre 2014, 786 pp., 32 €.     

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