Jean-Paul Belmondo, "Mille vies valent mieux qu’une"

Les Tours de Bébel


Jean-Paul Belmondo n’a jamais voulu tenter sa chance aux États-Unis, mais sa carrière, prise dans son ensemble, ressemble beaucoup à une success story hollywoodienne, dans la mesure où le succès n’a pas d’emblée été au rendez-vous. C’est ce parcours bien moins linéaire qu’on ne pourrait le croire qu’il évoque dans Mille vies valent mieux qu’une.


Les mémoires de Jean-Paul Belmondo, intitulés Mille vies valent mieux qu’une, se composent de trois parties qu’il convient de lire dans l’ordre. Si nous nous permettons de donner ce conseil, c’est parce que nous supputons que le lecteur moyen aura la tentation de commencer par la période que, par la force des choses, il connaît le mieux, la période "Bébel", et il en sera pour ses frais. Outre le fait qu’un certain nombre de films, très populaires à l’époque, ont très mal vieilli — les pitreries acrobatiques du Guignolo ou les dialogues prétendument provocateurs des Morfalous ont aujourd’hui quelque chose de sinistre, et même les péripéties de L’Homme de Rio se déroulent à un rythme qui trahissent leur âge —, on est pour le moins surpris, pour ne pas dire affligé, par les commentaires que l’intéressé fait de tous ces films. Il ne fait à vrai dire aucun commentaire. Tout ce qu’il trouve à raconter, ce sont les farces qu’il faisait à ses camarades pendant les tournages, la manière dont il jetait par les fenêtres tous les meubles de leur chambre d’hôtel — quitte, bien sûr, à indemniser l’hôtelier une fois le forfait accompli —, les beuveries quotidiennes. On savait que Belmondo se distinguait par sa décontraction, qu’entre deux prises de Léon Morin, prêtre il jouait au foot sans enlever sa soutane, mais on n’aurait jamais pensé que cet adolescent fût aussi attardé. Bref, on est un peu gêné de devoir reconnaître en ce gugusse l’un des plus grands acteurs du cinéma français, et l'homme qui n’a jamais manqué une occasion d’évoquer son père, le sculpteur Paul Belmondo, pour chanter à travers celui-ci les vertus du travail.


Seulement, le gugusse n’est pas tout à fait inconscient. Il suffit d’une réflexion de son père, justement, à l’issue d’une première d’un Guignolo quelconque, pour l’obliger à revenir sur terre. "C’est bien gentil, tout cela, mais quand vas-tu reprendre ton métier de comédien ?" C’est à ce moment que commence, sinon la millième, du moins la troisième vie de Belmondo — la vraie. Il revient au théâtre, avec des rôles, qui plus est, écrasants. Kean, Cyrano de Bergerac et quelques autres pièces sont autant d’occasions de prouver aux doctes imbéciles qui avaient parié qu’avec son nez cassé et sa gueule de second couteau il ne pourrait jamais faire carrière qu’ils ont eu tort. Il n’y a guère dans ce livre de passages vraiment méchants. Belmondo ironise sur la suffisance hésitante de Peter Brook pendant le tournage de Moderato Cantabile et dénonce les abus de pouvoir sadiques de Melville, mais ce sont les seuls réalisateurs dont il dise du mal. Il fait totalement l’impasse sur ses « démêlés » avec René Chateau (connaîtrons-nous jamais le fin mot de l’affaire ?). En revanche, il se déchaîne, et l’on sent que son ressentiment, aujourd’hui encore, n’est pas totalement éteint, contre ces professeurs du conservatoire qui n’avaient que dédain glacé à son égard alors même qu’il brûlait de leur montrer ce qu’il pouvait faire. Pierre Dux qui lui assure publiquement qu’il ne tiendra jamais une jolie femme dans ses bras… Tel autre qui lui prédit qu’il commencera sa carrière… à cinquante ans… Sans parler de Marcel Achard qui lui déclare que, s’il se croit drôle, il ne l’est pas du tout.


Si l’on ne commence pas par lire de près toute cette première partie, succession de douches froides adoucies simplement par la complicité des copains (Beaune, Vernier, Bedos, Rochefort, Marielle) et par la compréhension des parents (Monsieur Belmondo père explique à son fils que la contrariété qu’il éprouve à la suite d’un échec est la preuve même de sa vocation de comédien et qu’il doit continuer) ; si l’on s’en tient au second mouvement de ce concerto, on risque de ne pas comprendre grand-chose à Belmondo. Bien sûr, il dit à plusieurs reprises, comme le disait Henri Verneuil, que le seul jugement qui importe à ses yeux est celui du public, mais il le dit trop souvent et trop fort pour qu’on puisse totalement le croire. On sent bien que, ne serait-ce qu’à cause de l’ombre omniprésente de son père, homme de culture, il aspire aussi à une reconnaissance "officielle". Et l’on soupçonne l’adolescent attardé de la seconde partie d’être simplement le revers d’un profond mal-être, la concrétisation d’une politique du pire. Entre les prises, je serai le clown qu’il vous plaît tant de voir en moi. L’ennui, bien sûr, c’est que ce clown a fini à certains moments par se pointer aussi sur les plateaux de tournage. La fin de la carrière cinématographique de Belmondo n’a rien de triomphal. Mais la rédemption par le théâtre a été la nouvelle forme des "rétablissements" qu’il effectuait quand il réalisait lui-même ses cascades.


On l’aura compris, ces Mille vies valent mieux qu’une ne sont donc pas seulement une autobiographie de Belmondo. C’est aussi un livre sur l’éducation, au sens le plus large du terme, et qui est comme l’illustration de ces quelques lignes que nous empruntons à une autre autobiographie, celle de Kurosawa, lui aussi homme de cinéma amoureux du théâtre et lui aussi victime de mauvais traitements intellectuels dans sa jeunesse : "Quand on répète sans arrêt à quelqu’un qu’il ne vaut rien dans un domaine, il perd progressivement toute confiance en soi et finit par devenir mauvais dans ce domaine. Inversement, si on lui dit qu’il est bon dans quelque chose, sa confiance se renforce et il devient effectivement bon."


FAL


P.S. ‒ Quelles que soient les qualités de cet ouvrage, on nous permettra de déplorer ici la pénurie qui semble désormais frapper l’édition française dans le secteur de la relecture. Dans la page des remerciements, Gil Delamare est orthographié Gilles Delamare (alors même que son prénom était l’abréviation de Gilbert) ; Rémy Julienne est orthographié Rémi, Gérard Oury devient Gerad et Philippe de Broca, Brocca. On aimerait que Fayard fût un peu plus sans peur et sans reproche…


Jean-Paul Belmondo, avec la collaboration de Paul Belmondo et de Sophie Blandinières, Mille vies valent mieux qu’une.

Fayard, octobre 2016, 19,90€

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