Le tabou selon Ferdinand Von Schirach : vérité ou réalité ?

Les Germains ont une approche unique dans la manière de traiter les histoires criminelles. Heinrich Steinfest et ses Requins d’eau douce fit appel à un policier non armé qui se sert du Tractatus, ouvert au hasard, comme d'un guide. Déclinant au passage une prose à l’esthétique revisitée.
Avocat le jour au barreau de Berlin, spécialiste du droit criminel, Ferdinand von Schirach, qui a parfois défrayé la chronique judiciaire avec des dossiers médiatisés (affaire Klaus Kinski, notamment), aura surtout marqué de son empreinte les Lettres allemandes dès son premier ouvrage, et plus particulièrement avec L’affaire Collini. Dépassant le million d’exemplaires vendus…

Le voilà de retour avec une fable philosophique qui se pique de criminalité comme prétexte à ouvrir quelques portes tapies dans l’ombre de la conscience humaine. Remord, regret, compassion, sexe et amour iront sur ces chemins littéraires par la grâce d’un style classique et épuré à l’extrême qui offre une tonalité claire et distincte, favorisant le développement de l’histoire et la peinture des personnages (un savoureux avocat râleur et cynique s’invite sur la fin du livre).

Lentement, von Schirach nous conduit dans les méandres d’un drôle de crime : pas de corps et un présumé coupable qui revient sur des aveux qui auraient été signés sous la menace ; ce que confirme une note glissée par le procureur, présent lors de l’interrogatoire. Le dossier tiendra-t-il ?

 

Il faut dire que la notoriété et la personnalité du prévenu laisse entrevoir de multiples raisons de croire tout et son contraire. Enfant traumatisé par la mort violente de son père, contraint d’admettre que « le monde est toujours là, d’emblée », ce qui impliquerait que l’on ne pourrait jamais rien (re)commencer, obligé alors de tanguer entre stoïcisme et fatalisme, voyant son oncle baisser les bras et son père mettre fin à ses jours, puis sa mère vendre à perte le domaine familial et s’en aller concourir dans les tournois hippiques, il trouvera refuge dans les couleurs. Sa pensée est littéralement gouvernée par les images et les couleurs, on ne peut d'ailleurs s’empêcher de faire un parallèle avec Trois couleurs (Trzy kolory), la trilogie cinématographique du réalisateur polonais Krzysztof Kieślowski sortie en 1993-1994... Il voit pléthore de nuances que personne d’autre que lui ne distingue ; le voilà face à l’innommable, à tous ces tons changeants qu’aucun nom ne viendra préciser, figer dans le temps des Hommes.

 

« Eschburg voulait lui parler de la vieille girouette qui grinçait sur le toit. Il voulait dire qu’ici autrefois les couleurs n’étaient que bronze, cyan, jaune citron et jaune de cadmium, olive et vert oxyde de chrome, sable et Sienne brûlée. Il voulait lui dire que la réalité était plus véloce que lui, qu’il n’arrivait pas à suivre. Les choses se passaient et il n’en était qu’un simple spectateur. »

 

Victime d’hallucinations, Sebastian von Eschburg va devoir composer avec ce temps si lent, le laisser passer, le laisser résorber le trop-plein… Après ses études il deviendra l’apprenti d’un célèbre photographe avant de voler de ses propres ailes. Avec son petit pécule hérité de la vente du domaine, il rachète un vieil immeuble, monte un studio et devient rapidement la coqueluche du moment. Les commandes affluent, la notoriété l’impose comme LE photographe à la mode. Mais cela n’aide pas la cicatrisation des blessures.

 

Malgré une belle histoire d’amour et une série de photos de nus qui feront tout autant scandale que sa fortune, il continue à dériver dans ses couleurs et laissera ses pas le porter pour oublier ses migraines, et bien souvent il se retrouvera dans une galerie, un musée. L’ordre seul apaisait Eschburg, l’ordre et l’art. Ce sera le tableau de Friedrich, Le Moine au bord de la mer, qui lui parlera le mieux, un simple panorama, mer, ciel, rocaille avec un personnage minuscule, à gauche, excentré, qui tourne le dos au regardeur. Une toile magistrale qui fit dire à Kleist, quand il la vit pour la première fois, en 1810, qu’on avait l’impression, quand on la contemplait, d’avoir les paupières coupées.



 

« Tout au loin, il voyait les bateaux, les lumières vagabondes, l’ambre, la coraline et la calcédoine ; puis il guetta le silence entre les phrases, la seule mesure qui fût sienne pour apprécier la proximité entre les êtres. »

 

Le lecteur, aussi, a les paupières coupées, ne parvenant pas à refermer le livre. Ferdinand Von Schirach déploie des trésors d’infimes détails via ce don du décalage : invitant l’histoire de l’art aux côtés du droit pénal, il peint une présence, griffe nos sens qui sont forcés de revenir sur certains acquis trop vite considérés comme immuables. Le roman fouille derrière nos miroirs sans tain que l’on refuse d’observer comme il se doit car « la vérité est atroce, elle a l’odeur du sang et des excréments ». On lui préfère une réalité dépeinte par les médias, mensonge officielle plutôt qu’authenticité factuelle.

C’est donc bien là que se cache le tragique. Avec cette amertume qui, parfois, différencie le jus de chaussette du café torréfié, ce grand roman s’installe en nous, son héros, Sebastian von Eschburg pour qui « les personnes de bonne humeur étaient soit puériles, soit perfides », pourrait finalement nous ressembler plus que l’on croit…


« Chaque matin nous nous levons, pensait-il, nous vivons notre vie, toutes ces bagatelles, le travail, l’espérance, la sexualité. nous nous figurons que ce que nous faisons est important et que nous le sommes tout autant. Nous nous croyons stables, tout comme l’amour, la société, les lieux où nous demeurons. Nous le croyons parce qu'il nous est impossible de faire autrement. Mais parfois nous nous immobilisons, une brèche s’ouvre dans le temps et c’est à cet instant que nous comprenons : nous ne voyons jamais que notre reflet dans le miroir. »

 

François Xavier

 

Ferdinand Von Schirach, Tabou, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay, Gallimard, coll. « du monde entier », août 2016, 224 p. – 19,00 euros

Aucun commentaire pour ce contenu.