Voyage dans une bibliothèque - Léautaud, l’homme-journal

« Vous étiez une sorte de phénomène dans l’abstention », disait Robert Mallet à Léautaud qui évoquait ses souvenirs d’enfance. L’ami des bêtes lui exposait combien, adolescent, il s’intéressait peu aux filles de son âge. Plus tard, cet abstentionnisme prendra d’autres formes : désintérêt total pour la chose militaire et l’idée de patrie, pour la religion, pour la réussite littéraire… Peut-être, au fond, que cette façon de se tenir en marge de tout, en simple témoin de son époque, en observateur amusé des artistes de son temps, était la condition nécessaire à l’écriture de son Journal littéraire

 

Journal littéraire ! Léautaud se désintéressait même des titres de ses œuvres ! Les réflexions sur la littérature et sur les écrivains du temps ne sont qu’une infime partie de cette somme qui s’étend sur plus de soixante-deux années, de novembre 1893 à sa mort en février 1956. Lorsqu’il commencera à en faire paraître quelques courts extraits dans le Mercure de France, notamment en 1909 pour évoquer la mort de Charles-Louis Philippe, il lui donnera ce nom de Journal littéraire, qu’il ne songera jamais à modifier ensuite. D’ailleurs, lorsqu’il a fait paraître Le petit ami en 1903, il a laissé le soin à Alfred Vallette, son éditeur, d’en choisir le titre. Lui souhaitait l’appeler Souvenirs légers.

 

Fin 1902, il confie à son Journal quelles étaient ses premières intentions en écrivant ce livre : « Après avoir rêvé un livre élégiaque, barrésiste (Le Petit Livre des Prostituées), j’ai commencé ce livre sur un ton Anatole France qui m’a dégoûté au bout de vingt pages. Honte de ressembler à quelqu’un. J’ai tout recommencé, résolu à écrire rien que selon moi, presque comme cela viendrait. Au beau milieu du livre, Calais, ma mère, la mort de Fanny. J’en reviens avec une chose nouvelle en moi, du moins jusqu’alors sommeillante : une raillerie… »

 

Cette raillerie, cet air de se foutre de tout (à l’exception des animaux errants qu’il recueillera chaque fois qu’il en aura l’occasion) ne le quitteront plus. Léautaud n’est pas l’homme des grands épanchements. Pudique, il dissimule ses émotions derrière un mot d’esprit. Face à la mort d’un ami, ou à celle de son père, il songe déjà à ce qu’il en écrira le soir. Il observe, prend des notes, s’intéresse au travail des croque-morts, à l’aspect étrange que l’embaumement confère aux cadavres, ces visages de cire à la fois ressemblants et déjà méconnaissables, clownesques… Froidement, il consigne ces notes dans son Journal. Il est au spectacle, il divertit sa curiosité. Quand son père meurt, il écrit à Vallette : « Quelle singulière idée, pour un Mardi gras, que de s’habiller en mort ! » Le petit ami s’ouvre sur une citation de Stendhal : « L’extrême des passions est niais à noter. » Jamais d’emportements démesurés chez Léautaud, ironie et cynisme arrivent toujours à temps pour dynamiter les pleurnicheries. Sauf, encore une fois, lorsqu’il s’agit de la souffrance ou de la mort d’un animal. Là, il ne se soucie plus d’avoir l’air niais. Et il fait mentir Stendhal : dans l’émotion vraie, lorsqu’il parle de la mort de la chatte Lolotte ou du chien Monkey, Léautaud sait être bouleversant.

 

Jamais d’emportements

démesurés chez Léautaud,

ironie et cynisme

arrivent toujours à temps

pour dynamiter

les pleurnicheries.

 

La première œuvre que tout le monde cite, dès qu’il est question de Léautaud, c’est son Journal. C’est que tout est journal, chez Léautaud. Journal intime plus que « littéraire ». Le petit ami, même s’il s’agit sans doute de celui de ses livres où la part d’imagination est la plus importante, n’a rien d’un roman et tout d’un récit formé de souvenirs particuliers. Quand il l’écrit, à trente ans, il éprouve sans doute encore le besoin d’inventer un peu pour étoffer son manuscrit : il est encore trop jeune pour comprendre qu’il a déjà assez vécu… Ensuite, à l’exception de son anthologie des Poètes d’aujourd’hui et de ses articles de critique dramatique, tout ce qu’il publiera – et il publiera peu, quand les éditeurs se montreront vraiment pressants – ne parlera plus que de lui, de ses expériences, de ce qu’il a vu, des personnages qui l’entourent : le petit théâtre de la vie.

 



« Je parle beaucoup de moi dans ce que j’écris. Nullement vanité. (Je voudrais bien que ce fût cela.) Uniquement plaisir de me connaître. Je me regarde, je m’examine, en toute circonstance, comme s’il s’agissait d’un autre. Je me dis : “Voilà comment tu es.” J’ai passé ma vie à cela. Je puis dire que j’ai vécu double certaines parties de ma vie : en les vivant et en me regardant les vivre. »
Paul Léautaud, Passe-Temps

 

« L’unique style qui compte pour moi, que je mets au plus haut point, c’est le style de la conversation. Écrire comme on écrit une lettre, en courant, sans y revenir, ou comme on tient une conversation », disait Léautaud à Robert Mallet. Ne pas se corriger, ne pas retravailler ses phrases, pour être au plus près de la vérité des choses. C’est venu comme ça, c’est comme ça que ce sera noté. L’œuvre que Léautaud place au-dessus de toutes les autres est la Correspondance de Stendhal, et le style qu’il condamne avec le plus de hargne est celui de Flaubert. Pas de lyrisme ni de fioritures : l’émotion viendra naturellement, portée par des phrases simples, courantes, et n’en sera que plus sensible au lecteur.

Tout est journal chez Léautaud, tout est intime – le Moi comme sujet et comme objet, la vérité du quotidien comme quête. Léautaud est un observateur critique, impitoyable, qui mûrit au fil des années sans jamais renier ses premières opinions, vivant de son travail au Mercure de France pour pouvoir continuer à écrire librement, sans se soucier de déplaire ou de choquer. Il devient lui-même un papillon épinglé dans son journal, comme les auteurs du temps, Gide, Remy de Gourmont, Rachilde, Guitry, et comme les centaines de chats et de chiens qui se sont succédé dans son jardin de Fontenay-aux-Roses. Il est là, figé dans sa posture goguenarde, chapeau sur la tête, frappant le sol de sa canne, tel que les entretiens avec Robert Mallet nous l’ont rendu dans les années 1950. Le Journal est un appareil photographique qui nous mitraille au quotidien, sans concession ni maquillage, et Paul Léautaud restera l’un des maîtres du genre.

 

Raphaël Juldé

 

Paul Léautaud, Journal littéraire (1893-1956), Éditions Mercure de France (3 vol.)

Léautaud-Mallet : intégrale des entretiens radiophoniques, coffret de 10 CD, Frémeaux & Associés, 2001

1 commentaire

Ne pas se corriger, ne pas retravailler ses phrases… Certes, c'est ce que proclame Léautaud à longueur de journal. Cependant, lorsque tel éditeur le presse pour une réédition du Petit Ami (je ne sais plus en quelle année, désolé…), il grommelle qu'il lui faut du temps, car il doit reprendre le texte “qui n'est pas parfait”, etc. Et il commence à le faire effectivement.