Moments donnés – Tout n’est pas dans tout

L’habitude a, depuis longtemps, été prise dans la plupart des pays modernes, de rassembler et confondre, sous le terme très ambigu de « culture », la plupart des activités de loisir et celles qui touchent à la création d’œuvres (musicales, picturales, plastiques, architecturales et scripturales).

 

Depuis que ce terme de culture a supplanté l’obsolète et désormais un peu ridicule concept, et appellation, de « Belles Lettres et Beaux Arts », son bagage sémantique s’est considérablement élargi, intégrant progressivement et de façon intensive des éléments légitimement dédiés au divertissement, à l’ « animation » de foules diverses ou même à la pédagogie.

 

Sur le principe de cette confusion des genres, seul un esprit « élitiste » trouverait à redire et motif de s’indigner.

 

D’autre part, il serait arbitraire, voire prétentieux, de prétendre établir une hiérarchie des valeurs entre les différentes rubriques ouvertes sous le label œcuménique de « champ culturel ». Et enfin, autant certaines activités de loisir ont le pouvoir de porter et proposer du sens, autant les objets d’art (dont font partie les œuvres littéraires) ont de leur côté la capacité de divertir.

 

Jusque là, rien à dire.

 

Là où commence à se lever un soupçon de confusion (et donc d’ambiguïté), c’est quand, pour les meilleures intensions du monde, on s’avise de proposer à des « publics » supposés de niveau socioéducatif et de maturité « culturelle » très divers, ces sortes de patchworks ou de fourre-tout dans lesquels viennent se mêler, se bousculer et parfois se contredire, des activités récréatives ou démonstratives et d’autres conçues par leurs auteurs pour susciter réflexion, méditation, interrogation et pour soulever de fortes émotions intérieures, toutes choses réclamant le calme, la disponibilité exclusive, le tête-à-tête (entre soi et le texte ou l’œuvre), une intimité retirée de tout bruit connexe et de tout excès de mouvement, à l’écart de tout phénomène susceptible de disperser ou de faire se diluer l’attention.

 

On n’écoute pas un quatuor de Haydn ou de Schubert dans le sympathique brouhaha d’une fête foraine ; on n’entre pas corps et âme dans un paysage de Claude Gellée ou dans un intérieur hollandais de Vermeer au milieu d’un capharnaüm, fût-il plaisant et ludique (et même les scènes de liesse d’une kermesse flamande proposée par Bruegel réclament un environnement silencieux afin que s’active en nous notre intime relation avec la dite scène, et la mise en branle de notre propre imaginaire).

 

De la même façon, on ne prête aucune attention à ce tissu de mots, souvent une trame, si ce n’est un filigrane (et pourquoi pas un palimpseste ?), dans un environnement festif et dispersant.

 

Achille Zavata, Paillasse, Baptiste portent en eux la faculté géniale d’amuser et d’émouvoir (parfois simultanément), et n’en disent le cas échéant pas moins que tel poète, tel romancier, tel conteur. En revanche, ce que révèle, dévoile, interpelle ou suscite le creusement des mots de la langue, leur agencement unique, la polysémie qu’ils comportent (et qui réclame une extrême tension de l’attention et une liberté non polluée par des événements connexes), cela, seul le texte lentement mûri, élaboré ou au contraire cruellement arraché à une conscience solitaire (disons Rilke dans un cas, Artaud dans l’autre) peut, dans un entretien en quelque sorte privé faire du lecteur l’interlocuteur privilégié de l’auteur, y compris au sein d’une assemblée d’auditeurs concentrés et attentifs, que rien d’autre ne vient distraire.

 

L’auteur, qui fut seul devant sa page blanche ou devant l’écran et le clavier de son ordinateur, ne connaît que, et n’est reconnu que de, cet interlocuteur là ; ils se parlent à l’intérieur d’eux-mêmes, de chacun d’eux, dans un espace intime, même parmi les autres interlocuteurs muets (faussement muets car cela remue en eux et s’exprime aussi).

 

La relation que l’on entretient avec la littérature est de l’ordre, de la nature, et entre dans la juridiction, de cette intimité partagée. C’est intimité contre intimité, échange ténu mais profond, délicat, fragile, quoique décisif.

Si l’on considère que c’est là une démarche aristocratique, élitaire, voire snob, alors c’est que l’on est absent à une part fondamentale de soi-même, la plus dense mais aussi la plus secrète, celle qui garde au chaud notre propre noblesse d’Homo Sapiens-Sapiens. Cette « aristocratie » ne désigne pas une classe de gens ; elle désigne une part de chacun de nous, une catégorie de l’être dont nous sommes chacun les dépositaires privés.

 

Gil Jouanard

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