Moments donnés – "ATMOSPHÈRE ? ATMOSPHÈRE ?"

Eugène Dabit, qui mourut à trente sept ou trente huit ans, dans des conditions suspectes, à Sébastopol (alors qu’il participait, avec Gide notamment, à un voyage d’écrivains en Union Soviétique), était un de ces auteurs typiquement français, dont l’impulsion poétique trouvait à s’exprimer dans des récits de prose. Il était en cela proche, surtout, d’Henri Calet (de par sa thématique favorite : le quotidien de la vie parisienne vu au niveau des ouvriers, des artisans et de ce qu’on appelait alors les « petites gens »). Proche aussi (le sachant pour ce qui est des uns, l’ignorant à propos des autres) à la fois de Léon-Paul Fargue, de Valery Larbaud, mais aussi de Charles-Louis Philipe, de Bove, de Gadenne et de Guérin, ces autres témoins d’une poésie de l’instant, du regard fouineur, de l’atmosphère, qui donna, dans son versant réaliste et cependant lyrique le chant si souvent gouailleur de Prévert.

 

La tonalité dans laquelle il s’inscrivit (notamment avec Petit Louis et L’Hôtel du Nord, romans « atmosphériques » ou « d’ambiance ») se rapprochait de celle qui, à la même époque et durant celle qui suivit, fut saisie au moyen de leur Leica ou d’un autre modèle d’appareil habile à capter de furtifs instantanés, par un Robert Doisneau, un Willy Ronis, un Robert Cartier-Bresson (voire un Izis davantage connoté du côté de la carte postale pittoresque).

 

Sous ce réalisme et ce pittoresque frisant parfois l’étude socio-anthropologique, Dabit, comme Calet, savait débusquer la touche de singularité, dont Fargue avait fait sa proie favorite ; mais si l’atmosphère farguienne concernait surtout (comme celle dont leur récent précurseur Joris-Karl Huysmans avait fait son régal préféré) les statiques recoins d’ombre, les endroits généralement déserts (porches, passages, impasses), Dabit, pas si loin d’un Octave Mirbeau, s’intéressait à la vie des gens, non pour s’en gausser ainsi que fit avec génie le grand misanthrope (lui aussi, à sa façon, poète et observateur), ni pour la magnifier, mais pour la situer dans son environnement (le Canal Saint-Martin, le quartier de Clignancourt, sans doute Belleville et Ménilmontant).

 

Il n’en rajoutait pas plus qu’il ne fallait du côté de l’étrangeté, du typique, de l’exotique : il se contentait de restituer ce qu’on appelle « l’ambiance » ; une ambiance au demeurant datée puisque l’on aurait du mal à en retrouver aujourd’hui la survivance, y compris dans ces quartiers, ces « coins » si fort chargés de mémoire poétique.

 

Par moments, le Reverdy ascète narbonnais reconverti en Montmartrois, consignait de tels éclairs de poésie parcellarisée, déchiquetée, fragmentée, furtive ; mais il n’en faisait pas un récit et s’en tenait à une espèce de collage allusif, volontiers abstrait, celui d’une réalité démantibulée, éclatée, sans suite (ou mieux encore : guidée par un fil d’Ariane parfaitement invisible, mais lui assurant une cohérence, une cohésion fragile, ténue, discrète, tout juste perceptible pour la pellicule sensible de la mémoire).

 

Ces gens, sortis décillés et éberlués de la Grande Guerre qu’ils avaient faite au sortir de leur enfance ou qui avait happé leurs pères, leurs oncles ou leurs grands frères, appartenaient à une sensibilité justement, et donc à une culture, qui se prolongea quelque temps après la Seconde Guerre Mondiale (précisément avec Calet, Bove, Gadenne, mais aussi, à sa manière et avec ses variantes propres, Queneau), celle empreinte de cette poétique du réel et de cette ambiguïté de l’évidence qui donna à la langue française une part savoureuse de sa littérature vive au vingtième siècle.

 

C’est cette part là que répudièrent (pour excès d’impressionnisme, d’expressionnisme et d’« effusionnisme » démonstratif ou de sentimentalisme décadent) les tenants de l’objectivisme, voire de l’objectalité dont Tel Quel, Change furent les porte-paroles à la suite du Nouveau Roman (retour de bâton d’un Surréalisme qui n’avait su vraiment contaminer que l’art des étalagistes et des publicistes, mais n’avait laissé que peu d’œuvres véritablement surréalistes, une fois que furent brillamment énoncés ses principes dans un Manifeste suivi de très maigres effets).

 

En fait, les tenants effectifs, sans doute involontaires et même inconscients, de ce super-réalisme, cette sur-réalité, ce furent peut-être ces scrutateurs d’un quotidien à tout moment débordé par lui-même et débouchant à brûle-pourpoint sur des masses considérables et souvent informes ou contradictoires de non-dit.

 

Le célébrissime « Atmosphère ? Atmosphère ? Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? » génialement proféré par Arletty sur la passerelle entre le quai de Valmy et celui de Jemmapes donne le ton et résume la tonalité de cette poétique du quotidien dont Dabit, comme Calet, comme Fargue, furent les ludiques célébrants et les espiègles orants.

 

Gil Jouanard

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