La bataille de Solferino et le temps du monde fini


Les chroniques moratoires de Marc Villemain |

 

Il est de ces contrastes ou de ces télescopages tels qu’on ne peut manquer d’y chercher un sens – c’est un trait distinctif des humains que de s’évertuer à en parer la moindre et plus futile circonstance. Il se trouve que je relis ces temps-ci les quelques essais de Paul Valéry regroupés sous le titre fameux : Regards sur le monde actuel. C’est peu dire d’ailleurs, près de quatre-vingt-cinq ans après leur première publication, combien ils sont actuels, ces regards, pénétrants, visionnaires parfois. Se risquant à formuler une « hypothèse », et flairant l’avènement de ce qu’incarnent aujourd’hui Google Twitter & Cie, Paul Valéry écrit ainsi du monde à venir – pas le sien, donc, mais déjà le nôtre : « Désormais, quand une bataille se livrera en quelque lieu du monde, rien ne sera plus simple que d’en faire entendre le canon à toute la terre. Les tonnerres de Verdun seraient reçus aux antipodes. On pourra même apercevoir quelque chose des combats, et des hommes tomber à six mille milles de soi-même, trois centièmes de seconde après le coup. Mais sans doute des moyens un peu plus puissants, un peu plus subtils permettront quelque jour d’agir à distance non plus seulement sur les sens des vivants, mais encore sur les éléments plus cachés de la personne psychique. Un inconnu, un opérateur éloigné, excitant les sources mêmes et les systèmes de vie mentale et affective imposera aux esprits des illusions, des impulsions, des désirs, des égarements artificiels. »

 

Contraste et télescopage, disais-je donc, car en même temps que j’entreprenais cette lecture éminemment divinatoire, je décidai de regarder ce film de très courte vue mais à propos duquel force louanges d’experts estampillés ont été proférées – arguant, précisément, de l’actualité de son regard : La Bataille de Solferino. Film où il n’est pas plus question de la campagne d’Italie que des joutes socialistes du mardi soir en Bureau national : non, le titre n’est guère plus qu’un produit d’appel, un slogan fait de poussière d’or lancé au visage d’une société fatiguée d’elle-même (cela, je peux le comprendre) : Solferino n’est ici qu’une marque déposée, un lieu commun qui n’a rien à voir avec la guerre concrète – celle qui verse le sang – mais seulement, et lointainement, avec la victoire (par défaut) des socialistes et de leurs amis (de circonstance) aux dernières élections présidentielles. Quoique de cela non plus, il n’est pour ainsi dire jamais question : pour ce cinéma tellement désireux de se sentir contemporain qu’il en vient à revendiquer sa propre bêtise, la politique n’est jamais qu’un décor de papier mâché, un truc comme un autre dont on se sert pour vernir d’importance ce qui en est dépourvu et affubler de profondeur historico-sociologique et pourquoi pas métaphysique, soyons fous, n’importe quel propos sans dessein ni motif (il n’est ici question que de la trépidante journée d’une journaliste qui, trimbalant sa conscience professionnelle en scooter, tend son microphone aux festifs espoirs du peuple de France tout en organisant la soirée de son baby-sitter indolent et en veillant à ce que le père de ses enfants, cool et barbu quoique un poil excédé, et dont bien sûr elle est séparée, ne fasse pas trop de grabuge.) J’entends bien ce que montrer la vacuité du temps pourrait avoir de subversif : si je vous montre la laideur du monde, vous pensez bien que c’est pour vous inviter à l’embellir. Ne rêvez pas : on ne filme ici que pour la seule excitation de filmer ; caméra à l’épaule, coco, faut que ça bouge – et tant pis si ça sort du cadre. Qu’on ne comprenne pas un traître mot de ce que n’articulent pas les acteurs, que ceux-ci s’hystérisent eux-mêmes et plus ou moins délibérément pour se donner l’impression de vivre, passe encore : on s’habitue à tout. Mais faire étalage de la débilité névrotique de l’époque en voulant faire accroire qu’il y a là de quoi constituer l’identité d’une génération – et pourquoi pas d’un peuple ? –, voilà qui suffit à nous faire mettre genou à terre.

 

Manière paradoxale et sans doute inutilement dépitée, cela dit, d’ouvrir le bal, ces chroniques ne se donnant pas pour ambition de déplorer l’époque mais de décréter sur elle une sorte de moratoire – non pour en nier l’actualité, mais pour en exhausser tout ce que nos trépidations lui ôtent : d’y déployer, en définitive, comme un regard inactuel sur le monde.


Marc Villemain

 

Aucun commentaire pour ce contenu.