Dostoïevski : Biographie


S’il existe un romancier chez qui les termes de souffrance et de rédemption ont un sens, c’est assurément Dostoïevski. Chez lui, les thèmes du bien et du mal sont poussés à l’extrême, d’où cette impression si forte qui s’empare à chaque fois de ses lecteurs. Nul ne sort indemne de son œuvre et ce quel que soit l’âge auquel on l’aborde. Notre vie durant, ses personnages torturés continueront à peupler notre imaginaire et notre conscience.

 

Prenons par exemple le héros de L’Adolescent (1). Celui-ci veut devenir riche comme Rothschild. Derrière cette volonté, somme toute fort simple et un peu naïve, se cache une vérité beaucoup plus complexe. Ainsi, ce n’est pas la richesse en tant que telle qui l’intéresse, mais la puissance qu’elle procure. Encore faut-il comprendre que cette puissance, il ne compte pas s’en servir. Tout ce qu’il veut, c’est la posséder et savoir qu’il pourrait l’utiliser le cas échéant. Autrement dit, derrière la richesse, c’est la liberté de l’individu qui est son leitmotiv. On passe donc d’un personnage ancré dans le réel (un jeune homme qui veut trouver sa place dans la société) à la description du monde intérieur de la conscience. Car qu’est-ce que la liberté, finalement ? Où commence-t-elle et où finit-elle ? Tel est le problème posé par Dostoïevski. D’un côté, l’individu pressent que le destin que la nature lui a assigné est de mettre tout en œuvre pour devenir lui-même. Par exemple, quelqu’un qui aurait des dons et qui ne les exploiterait pas, pêcherait contre la nature. Mais d’un autre côté, s’imposer le plus possible et développer au maximum sa personnalité, c’est courir le risque de nuire à autrui. Et voilà bien le dilemme. A-t-on le droit de faire tout ce que l’on estime juste pour soi si nos actions occasionnent du tort autour de nous ? Devons-nous limiter notre liberté au nom de la morale ? Si la réponse est oui, nous agissons contre notre nature en restreignant notre pouvoir. Si la réponse est non, nous en arriverons sans doute à commettre le mal. Et là se présentent tous les cas de conscience possibles. Qu’est-ce qui me pousserait à faire le bien ? Dieu sans doute. Mais encore faudrait-il être sûr que celui-ci existe. Or, chez Dostoïevski, le doute semble toujours planer. L’écrivain a certes une démarche mystique et les questions de métaphysique l’intéressent au plus haut point, mais on est loin de Bernanos. Dieu pourrait bien ne pas exister. Ou s’il existe, pourquoi m’impose-t-il ce dilemme insurmontable entre la nécessité d’affirmer mon moi et le respect que je dois à mes semblables ? Après tout, c’est Dieu qui a créé le monde tel qu’il est. C’est donc lui qui me demande à la foi de m’affirmer et d’aimer mon prochain. Comment s’en sortir ? Par la notion de liberté. Je suis libre de faire ce que je veux, mais je peux aussi décider par moi-même de mettre un frein à cette liberté afin de respecter les autres hommes. Cette limitation consentie est au cœur même de la problématique dostoïevskienne.

Mais revenons au héros de L’Adolescent et écoutons-le parler. Dans un premier temps, voici comment il s’exprime : 

 

« Oui, je suis sombre, je me renferme sans cesse. J’ai souvent le désir de sortir de la société. Peut-être que je ferai du bien aux gens, mais, souvent, je ne vois pas la moindre raison de leur faire du bien. Et les gens sont loin d’être si beaux qu’il faille à ce point se soucier d’eux. »

 

Égoïste par essence, Il décide de devenir riche pour être supérieur aux autres :

 

« L’argent, c’est le seul chemin qui amène à la première place même une nullité. Peut-être que je ne suis pas nul, mais, par exemple, je le sais par le miroir, mon physique me nuit, parce que j’ai un visage ordinaire. Mais il suffirait que je sois riche comme Rothschild […] n’y aura-t-il pas des milliers de femmes qui accourront ? »

 

Lucide, le héros prévient le lecteur qu’il ne se servira pas du pouvoir que lui conférera l’argent pour se venger de sa basse condition sociale :

 

« Je n’ai pas besoin d’argent, ou, mieux, ce n’est pas de l’argent dont j’ai besoin ; pas même de la puissance ; ce dont j’ai besoin […] c’est la conscience solitaire et tranquille de sa force ! Voilà la définition la plus complète de la liberté. »

 

Et l’adolescent d’expliquer qu’il ne recherchera pas les succès mondains. Au contraire, il préférera demeurer inconnu et peu importe si on le croit pauvre. Au fond de lui, dans son être intime, il saura, lui, qu’il n’en est rien et qu’il possède la puissance de l’argent et la liberté d’en jouir. Tout est intérieur, donc. Seule compte l’image qu’il se fait de lui-même. Il irait même jusqu’à « s’habiller d’un vieux petit manteau » pour le plaisir de voir les autres se tromper sur sa condition sociale. Ce plaisir naîtrait alors du décalage entre le regard d’autrui et la conscience que l’individu a de lui-même.

 

Nous sommes donc là au centre même de la problématique développée par Dostoïevski dans tous ses romans en général et dans celui-ci en particulier. Ce qui compte, c’est la personnalité, la conscience qu’on a de soi-même et de sa propre valeur. Même si celle-ci ne s’exprime pas par des actes, même si les autres, qui ne vous jugent que par vos actions, ont une opinion erronée de vous, ce n’est pas grave, tant que vous savez vous-même qui vous êtes. Reste le problème de la morale que l’on a déjà évoqué plus haut. L’adolescent y répond de cette manière :

 

« Je ne veux ni écraser ni torturer personne, et je ne le ferai pas ; mais je sais que s’il me venait le désir de détruire un tel ou bien un tel, mon ennemi, personne ne m’en empêcherait, tous au contraire se proposeraient de m’aider ; et là, encore, cela me suffit. »

 

Il lui suffit donc de savoir qu’il peut faire le mal, qu’il a la possibilité et les moyens de le faire, pour se sentir en accord avec lui-même. Il n’éprouve donc même plus la nécessité de passer à l’acte. La connaissance qu’il a de son pouvoir lui permet de rester dans le domaine des possibilités, sans rien réaliser. Il évite donc ainsi le mal et la mauvaise conscience qui lui est corollaire. Il pousse même le jeu si loin qu’il imagine qu’une fois devenu riche, lorsqu’il aura bien joui des possibilités qui seront devenues les siennes (mais possibilités qui seront restées sans accomplissement de par sa propre décision), il pourra distribuer ses richesses et devenir mendiant. Seul suffira le souvenir d’avoir été riche et donc d’avoir été important, à un certain moment, ainsi que le souvenir d’avoir renoncé à ces richesses par un acte volontaire. L’individu est donc tout puissant sur sa destinée et sur la manière dont il gère sa vie. Là sont sa vraie richesse et sa vraie valeur. Cette manière de transcender le mal en faisant le choix gratuit d’y renoncer est assurément un sommet comportemental à atteindre :

 

« Sachez que, précisément, j’ai besoin de toute ma volonté de mal juste pour me démontrer, à moi-même, que j’ai la force d’y renoncer. »

 

Une autre démarche qui caractérise le héros de L’Adolescent, à côté de son désir de richesse, c’est son désir de noblesse. Pour comprendre une telle attitude, il faut se remettre dans le contexte de la société russe du XIXe siècle. Pour Pouchkine, par exemple, qui descendait lui-même d’une famille noble, l’aristocratie était la mémoire de la nation ainsi que la seule classe sociale capable de conserver une certaine indépendance face au pouvoir du Tsar. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que notre adolescent rêve aussi de cette noblesse qui lui est refusée. En fait il est d’origine populaire par sa mère, mais il se trouve être le fils d’un riche propriétaire noble. Malheureusement cette paternité ne peut être revendiquée devant la société car elle n’est pas officielle. Concrètement, son père avait eu une relation illégitime avec une de ses paysannes, laquelle était déjà mariée. Voilà donc notre adolescent en proie à un cas de conscience. D’un côté, il désire revendiquer son origine noble, mais pour ce faire il devrait avouer que son père est un coureur de femmes qui abusait de ses domestiques (et là nous retrouvons le thème du mal si cher à Dostoïevski). De l’autre, il doit assumer sa condition modeste et demeurer à ses propres yeux un être insignifiant. La situation se corse quand on sait que, par hasard, le nom qu’il porte (celui du mari roturier légitime de sa mère) est précisément celui d’une des plus grandes familles de Russie. Autrement dit, au collège ou ailleurs, chaque fois qu’on lui demande son nom et qu’il répond s’appeler Dolgorouki, on lui demande s’il est le prince Dolgorouki. Amèrement, il lui faut répliquer qu’il s’appelle Dolgorouki tout court. Avec les années, sa réponse deviendra même plus cinglante :

 

« Il n’y a rien de plus bête que de s’appeler Dolgorouki et de ne pas être prince. Cette bêtise, je la traîne sur moi sans en être responsable. Plus tard, quand j’ai commencé à me fâcher vraiment, à la question “Tu es prince ?”, je répondais toujours : — Non, je suis le fils d’un domestique, d’un ancien serf. Plus tard encore, quand je suis tombé en rage, mais au dernier degré, à cette question : “Tu es prince ?”, j’ai répondu, une fois, d’une voix ferme : — Non, je suis Dolgorouki tout court, le fils illégitime de mon ancien maître, M. Versilov. »

 

Ainsi donc, quand on le croit noble de par son nom, il doit avouer être roturier, mais quand il revendique sa véritable origine, il doit non seulement citer un nom sans prestige apparent (Versilov) mais aussi avouer l’ignominie de ce père noble (et donc la honte liée à sa propre naissance). Il perd donc aussitôt le bénéfice du patronyme pour plonger dans un ostracisme moral. Aussi la solution qu’il trouve est celle d’atteindre la noblesse de l’âme et non celle du nom. Sa démarche devient donc métaphysique. Nous avons déjà abordé cet aspect religieux quand nous avons parlé de la libre volonté de renoncer au mal que l’on pourrait commettre envers autrui. Mais il faut ici aller plus loin. Dans sa démarche existentielle, dans sa recherche de pureté, il y a manifestement chez l’adolescent le désir de trouver Dieu. Ce qui ne l’empêche pas de se montrer cruel et injuste envers sa mère, attitude qui le replonge malgré lui dans le mal malgré tous ses beaux discours et ses meilleures intentions.

 

La biographie, une source d’explications possible

 

Sans doute faut-il trouver dans la vie même de Dostoïevski l’origine de ce sentiment complexe. Fils d’un médecin alcoolique, le jeune Fédor, fidèle au mythe d’Œdipe, a toujours désiré secrètement tuer ce père épouvantable qui battait sa femme et ses enfants. Mais même s’il n’est jamais passé à l’acte, la pensée seule de ce crime possible aura suffi à le culpabiliser au dernier degré. Si on ajoute à cela qu’il a vite compris qu’il ressemblait lui-même, de par son caractère irascible (2), à ce père détesté, on a donc la clef de tous les éléments que l’on va retrouver dans ses personnages. Pauvre, orgueilleux, susceptible et colérique, le jeune Fédor est avant tout un solitaire. Mais voilà que la sortie de son premier roman, Les pauvres gens, est saluée par tous. Il se retrouve donc du jour au lendemain considéré comme un écrivain de premier plan. Les salons s’ouvrent à lui et il est admiré de tous. Malheureusement les œuvres suivantes, comme Le Double et La Logeuse, déçoivent, et il devient la risée de tous. Autant il avait été adulé, autant il est subitement méprisé. On retrouve donc dans la vie de Dostoïevski elle-même cette éternelle opposition entre les sommets et les bas-fonds ainsi que le passage d’un extrême à l’autre.

 

Devant le mépris du public, il replonge donc dans sa solitude première. Aigri, couvert de dettes, se sentant incompris, il fréquente un groupe de jeunes intellectuels contestataires. On discute jusqu’à l’aube de l’abolition du servage et on ne se prive pas de critiquer le régime. Malheureusement, le 23 avril 1849, la police arrête tout le monde, y compris Fédor. La Russie est alors en pleine période de répression après les troubles révolutionnaires qui avaient agité le pays en 1848. Dostoïevski en fera les frais puisqu’il est condamné à mort. Suit un simulacre d’exécution particulièrement éprouvant. Mais la sentence de mort est commuée en quatre années de travaux forcés. Voici donc Fédor dans les bagnes de Sibérie. Épuisé par le travail et le froid terrible de ces régions, il est surtout en pleine détresse morale, ne recevant même plus de nouvelles de sa famille. Se sentant abandonné de tous, il se met à lire la Bible (le seul livre qu’il ait trouvé dans ces solitudes) et apprend la joie du pardon. On ne retrouvera nulle part dans son œuvre ou dans sa correspondance le moindre sentiment de vengeance envers ses bourreaux. Devenu profondément croyant, il verra dans le personnage du Christ rédempteur une solution possible à ses tourments intérieurs. Sorti du bagne, il est peu à peu réhabilité et se remet à écrire. Mais ses conditions matérielles ne se sont pas améliorées. Son frère meurt ainsi que son épouse. Il est criblé de dettes, malade (épileptique) et désespéré. Il joue et perd de grosses sommes. Obligé d’écrire sur commande pour tenter de rembourser ce qu’il doit, sa vie devient un enfer. Il en arrive même à devoir signer un contrat avec son éditeur qui stipule qu’il doit rendre un roman dans un délai de quatre mois, sans quoi ledit éditeur deviendra propriétaire de ses œuvres à venir. Finalement, il se sauve à l’étranger et mène avec sa nouvelle épouse une vie errante, mangeant peu, dormant dans des meublés misérables, confiant ses derniers objets au mont-de-piété. Affaibli, malade (il crache du sang), il continue à jouer, à perdre et à se repentir. Il rentre à Saint-Pétersbourg au moment de la publication des Frères Karamazov et occupe du jour au lendemain la première place parmi les romanciers. Malheureusement, épuisé, il meurt d’une hémorragie le 28 janvier 1881.

Destinée peu commune, on en conviendra, et qui explique en grande partie la richesse de son œuvre. Pourtant, je pense que l’histoire littéraire axée sur la biographie a ses limites. Sans doute ne pouvons-nous ignorer la vie des écrivains, mais il ne faut pas perdre de vue que leurs écrits se suffisent à eux-mêmes. C’est avant tout dans le texte même qu’il convient de chercher le message que l’écrivain veut nous confier. Après tout, bien des hommes ont eu des vies misérables et tragiques, et bien peu nous ont donné des romans d’une telle richesse.

 

Les personnages

 

Les personnages de Dostoïevski valent par leur monde intérieur. Ils ne sont pas de simples caricatures sorties de l’imagination du romancier. Ils sont bien ancrés dans la vie réelle : ils aiment, souffrent, sont envieux, ont des dettes, etc. Par ce côté, ils semblent bien concrets et jouent par ailleurs un rôle dans une intrigue bien menée. C’est tout l’art de l’écrivain de savoir nous tenir en haleine en nous obligeant à nous intéresser à des personnages de papier. Mais derrière ces histoires racontées, c’est bien entendu toute la complexité des différents protagonistes qui va nous captiver. La situation est à la fois simple et multiple. Simple parce que chaque personnage représente une idée (idée qui évoque en elle-même une étape de la pensée occidentale). Ainsi nous retrouvons l’athée, le révolutionnaire, le joueur, le mystique, etc. Multiple parce que chaque personnage ne peut se résumer à l’idée maîtresse qu’il incarne. Plongé lui-même dans ses contradictions, torturé par ses doutes, il devient à nos yeux profondément humain par cela même (3). Ce qui n’empêche pas chacun de défendre, devant les autres, son idée maîtresse. Ainsi, dans Les Frères Karamazov, Mitia est impulsif, vicieux et épris de la beauté de la chair. Ivan, lui, est réservé et instruit. Sceptique, il nie l’amour de Dieu et du prochain. Aliocha a plutôt l’esprit simple et le cœur pur. Enfin Smerdiakov, épileptique, cynique et libertin, incarne le mal. Les conflits d’intérêts et les rapports complexes entre les frères vont constituer l’intrigue. Une fois leur père assassiné, le lecteur se demande qui parmi les frères pourrait l’avoir tué. Aliocha reçoit leurs confessions. Il s’ensuit toute une série de discussions philosophiques qui constituent tout le cœur du récit, mais qui n’ennuient en rien le lecteur malgré la complexité des thèmes abordés. Ici, le bien et le mal s’affrontent sans arrêt et le désespoir s’oppose à la foi la plus profonde. Ivan oppose à Aliocha la souffrance de l’homme pour nier l’existence de Dieu. Dieu ne peut exister et son amour encore moins puisque des enfants innocents souffrent tous les jours au même titre que les pires scélérats (4). Aliocha répond en invoquant le personnage du Christ, qui est descendu dans l’abîme de notre souffrance et de notre misère. En donnant son sang pour tous, le Christ justifierait la souffrance du monde permise par Dieu. Le symbole de la croix compenserait donc le martyre de l’enfant innocent. Mais cette explication ne satisfait pas Ivan. Le dialogue est impossible entre la foi profonde et l’extrême impiété. Nous touchons donc là du doigt le génie de Dostoïevski qui parvient à poser les questions les plus fondamentales et à nous faire réfléchir sans vraiment trancher dans un sens ou dans un autre. C’est que si lui-même, par conviction (ou par nécessité existentielle), est plus proche de la foi d’Aliocha, il est certain que dans sa vie il a souvent connu les tortures d’Ivan. Finalement, tout est affaire de foi et non de raisonnement. Seuls les simples et les cœurs purs peuvent comprendre le message évangélique (Aliocha, le prince Mychkine de L’Idiot). En d’autres termes, la vie et le mal qu’elle implique n’ont pas de sens sans Dieu. Il faut donc l’inventer. Mais alors, rien ne prouve qu’il existe vraiment. Dans cette hypothèse, il n’est que le fruit de notre imagination, une nécessité créée par l’homme pour l’aider à survivre et à moins souffrir. L’homme qui raisonne se rend compte de cette imposture. Mieux vaut donc réfléchir moins et croire au fond de son cœur. Voilà pourquoi Dostoïevski aime les êtres simples. Même s’ils commettent des erreurs et des actions horribles (par faiblesse), leur repentir les rapproche du personnage du Christ. Il préfère finalement ces gens aux raisonneurs qui décident de triompher dans l’affirmation de leur personnalité. L’esprit entraîne la négation de Dieu et contribue à affirmer l’homme (« Dieu est mort », disait Nietzsche). Mais sans Dieu, la vie de l’homme n’a pas de sens. Mieux vaut donc rester plus simple et accepter Dieu. Dostoïevski n’est pas loin de croire en la nécessité du mal comme moyen de repentir. Ce n’est qu’après avoir plongé dans l’abîme du péché et en avoir eu honte que l’individu prend conscience de son âme et qu’il peut chercher le pardon dans la divinité. Le mal serait donc un moyen (paradoxal) de rejoindre Dieu. Du coup, les plus grands pécheurs seraient plus proches de Dieu que les raisonneurs intègres.

 

Et ce qui est valable pour l’individu l’est aussi pour tout un peuple. Ainsi le peuple russe, plus mystique que d’autres, aurait pour mission de rappeler à l’humanité le message chrétien. On comprend mieux la méfiance de Dostoïevski pour l’étranger en général et les idées européennes de progrès en particulier. C’est aussi de cette manière que s’explique sa haine aussi bien pour l’Église romaine que pour le socialisme athée. Ainsi, dans son court récit Le Crocodile (5), par ailleurs assez méconnu, il imagine qu’un fonctionnaire s’est fait manger par le premier crocodile qu’un charlatan allemand était venu montrer au public de Saint-Pétersbourg. Le « monstre » représente bien l’incursion du capitalisme étranger en terre russe. Il s’agit de faire de l’argent avec n’importe quoi, tout en présentant des idées et des objets (ici un animal) jusqu’alors inconnus. Tout le monde s’oppose à la possibilité d’ouvrir le crocodile pour récupérer le fonctionnaire qui, tel le Jonas biblique dans sa baleine, n’est pas mort mais continue à dialoguer avec les passants. Le propriétaire de l’animal veut conserver son gagne-pain (il augmente même le prix de la visite depuis que son reptile est devenu célèbre), certains citoyens trouveraient regrettable de décourager les investissements étrangers, l’épouse du fonctionnaire jouit de sa liberté retrouvée, et la victime elle-même profite de son aventure pour explorer l’intérieur du crocodile. Elle espère ainsi devenir célèbre par les conférences scientifiques qu’elle pourra donner. Bref, cette fable immorale et asociale se veut une critique de l’incursion étrangère en terre russe. Toute mystique, la sainte Russie devrait se détourner du progrès occidental et revenir au rôle messianique qui est le sien.

 

Évidemment, les lecteurs contemporains que nous sommes, lassés par la montée de la mondialisation et du néo-capitalisme, verront dans ce conte une critique du capitalisme. Il y a effectivement de cela chez Dostoïevski. Dans ses grands romans aussi, d’ailleurs. Les héros vivent souvent des situations tragiques, confrontés qu’ils sont aux classes dominantes de la Russie tsariste. Ainsi la misère et le désespoir les poussent-ils souvent au crime ou au suicide. Cette vision des choses explique que le régime communiste, après 1955, a accepté de répandre les œuvres de notre romancier. Mais cette lecture marxiste est pauvre. Certes, elle voit chez Dostoïevski la critique du capitalisme qui s’y trouve, mais elle néglige la solution apportée par l’auteur. Car celui-ci, loin de prôner la révolution, propose une solution chrétienne par l’acceptation de la souffrance et l’issue dans la rédemption. À la limite, plus le peuple sera pauvre et maltraité, plus il faudra y voir un signe de Dieu et plus ce même peuple sera proche de sa conversion. Le moins que l’on puisse dire, c’est que de telles idées sont particulièrement rétrogrades.

 

Homme de toutes les inquiétudes, Dostoïevski n’est donc pas à un paradoxe près. Lui qui avait fait quatre ans de bagne pour idées contestataires, le voilà à la fin de sa vie devenu le chantre de la Russie éternelle, celle des popes et du peuple de Dieu. Assoiffé de vérité, il n’a pourtant pas de solution claire à apporter. Le monde reste une vallée de larmes et l’individu, conscient de sa singularité, se demande bien quel rôle il doit tenir pour justifier son existence. C’est cette descente dans les tréfonds de la conscience qui enchante le lecteur moderne. C’est que s’il n’apporte pas de réponses, Dostoïevski a le don de s’interroger sans cesse et d’aller jusqu’au bout de toutes les contradictions. C’est ce questionnement permanent qui en fait un auteur d’exception. Loin des vérités toutes faites (socialisme ou christianisme), il cherche désespérément un Dieu tout en doutant de son existence. Sans doute est-ce la seule manière de ne pas tomber dans la foi du charbonnier mais au contraire d’assumer le doute et l’obscurité.

 

(1) Dostoïevski, L’Adolescent, traduction d’André Markowicz, Éd. Babel, 2 vol., 512 et 535 p.

(2) N.N. Strakhov, le premier biographe de Dostoïevski, écrit à Tolstoï en 1883 : « Il était méchant, envieux, vicieux et il passa toute sa vie dans des émotions et des irritations qui l’eussent rendu pitoyable et même ridicule, s’il n’avait été aussi méchant et aussi intelligent. Il était attiré par les actions basses et il s’en glorifiait. » L’œuvre romanesque aurait donc été un moyen d’exorciser tous ces démons.

(3) Les héros de Dostoïevski ont une personnalité tellement riche que le monde extérieur dans lequel ils vivent finit par paraître fade.

(4) Argument que l’on retrouvera dans La Peste de Camus.

(5) Dostoïevski, Le Crocodile, traduction d’André Markowicz, Éd. Babel, 72 pages.

 

Jean-François Foulon

3 commentaires

Bonjour, quelle biographie de Dostoievski conseilleriez-vous de lire ? Merci.


Merci d'avoir partagé avec nous ce texte décrivant l'oeuvre fantastique d'un homme qu'on peut qualifier d'un Dieu de la littérature.

Pour HH89 je vous conseille de lire "L'idiot". Une grande oeuvre impréssionnante qui résume toute la splendeur de la plume Dostoivskienne.

 

Il y a la biographie de Virgil Tanase parue en Folio. C'est la dernière parue et la plus facilement accessible.


http://www.fondationlaposte.org/article.php3?id_article=1429