essai sur le "Rire ‒ Tractatus philo-comicus"

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Rire d’Yves Cusset se présente comme une remise en question des grandes analyses traditionnelles du comique. Arracher à leur socle certaines grandes statues ? Non, bien sûr. Mais il n’est pas mauvais de remplacer ici et là, comme le fait l’auteur, quelques boulons un peu rouillés.


Cela commence comme un pastiche de Proust ("Longtemps, j’ai été un enfant triste."), mais en l’occurrence, il ne faut pas rechercher bien longtemps pour savoir où se trouve le temps perdu. Le temps perdu, c’est, pour le lecteur, le premier quart, sinon le premier tiers de l’ouvrage, déferlement effrayant et assommant d’une logorrhée de bateleur d’un autre âge, multipliant au fil des pages les roulements de tambour pour nous dire qu’il va faire au lieu de passer tout de suite à l’action. Bien évidemment, le nez rouge qui orne la couverture a quelque chose d’un peu conventionnel, nous semble-t-il, mais Yves Cusset nous promet du nouveau, de l’inédit, du révolutionnaire, Ladies and Gentlemen, sur la question du comique : jusqu’à présent, on s’était demandé ce que la philosophie pouvait apporter au rire ; lui va montrer tout ce que le rire peut apporter à la philosophie. D’ailleurs, qu’on ne s’y trompe pas : même s’il ne cesse d’en faire l’article, Yves Cusset a intitulé son essai Rire, et non Le Rire. L’infinitif du verbe et non le nom, parce que le concept ne l’intéresse que très modérément. Lui serait ou ferait plutôt dans l’intuition.


Le profane que nous sommes croit se souvenir que Bergson avait déjà en substance posé la question de la différence entre le nom et le verbe quand il avait ajouté, comme sous-titre à son petit opuscule sur le rire, Essai sur la signification du comique, et s’était attardé lui-même sur la nature mystérieuse du rire, phénomène physiologique. Il nous semble aussi qu’au lieu de les opposer, on aurait pu s’interroger sur cette intime parenté du nom rire et du verbe rire (ils ne sont pas si nombreux, après tout, les infinitifs qui ont acquis le statut de substantif), mais, malgré l’ivresse verbale qui imbibe chacune de ses pages, Cusset pédale parfois dans la choucroute linguistique, confondant religere et religare en latin lorsqu’il s’interroge sur le sens du mot religion, ce qui est assez fâcheux, ou ignorant que lorsqu’on emploie un nous scientifique, même et surtout dans une phrase où l’on s’en vante, l’accord avec le sujet doit se faire au singulier. Nous n’avons pas parlé du sous-titre de l’ouvrage, Tractatus philo-comicus, qui ne veut vraiment pas dire grand-chose, en tout cas pas vraiment ce que l’auteur entend dire. Il nous répondrait sans doute qu’il convient de voir là un hommage à Ionesco ou à Jean Tardieu.


Cependant, il est peu d’ouvrages finalement aussi drôles que celui-ci, dès lors qu’on aime à voir quelqu’un rejoindre spontanément, mais à son insu, le camp contre lequel il prétendait initialement se dresser. Ce Rire n’est pas sans rappeler les audaces de ces metteurs en scène qui vous changent l’ordre des actes dans les pièces de Molière mais qui, peu à peu, parce qu’il faut bien s’incliner devant la force de l’évidence, finissent par épouser la chronologie du texte original. Ou, si l’on veut bien nous permettre une autre comparaison empruntée au théâtre, ce rénov-auteur nous rappelle ces élèves qui commencent par ricaner et par ajouter quelques plaisanteries en voyant Dom Juan, pour devenir finalement les spectateurs les plus silencieux et les plus attentifs, lorsqu’ils découvrent que les provocations de Molière dépassent de loin les leurs.


Car, peu à peu, ce Rire devient une suite de cours. Évidemment, le style n’est pas toujours universitaire ‒ l’auteur-philosophe est aussi comédien, nous rappelle la quatrième de couv’, et il entend parfois érafler au passage les statues qu’il présente ‒, mais c’est souvent très bien ainsi et l’honnêteté oblige à dire que le résumé proposé des thèses de Bergson ou de Freud nous paraît très conforme aux originaux, même si, sauf erreur, il n’est jamais dit que Bergson ne définit pas seulement le rire comme "du comique plaqué sur du vivant" ‒ on trouve aussi la formule "du comique dans du vivant"  ‒, et même si certaines révélations témoignent d’une certaine naïveté. Cusset semble en effet découvrir qu’Œdipe roi de Sophocle est une pièce formidablement comique, fondée sur un kolossal quiproquo, puisque c’est l’histoire d’un cave qui enquête sur des crimes dont il est lui-même l’auteur, mais Marivaux, Giraudoux ou Charles Mauron, entre autres, ont expliqué depuis longtemps que la structure d’une pièce comique et la structure d’une pièce tragique étaient parfaitement identiques. Seul diffère le point de vue. Ce que Chaplin a montré aussi de manière définitive dans l’un de ses "Charlot". Vu de dos, le personnage nous semble être en train de vomir par-dessus la rambarde du bateau dans lequel il se trouve ; vu de face, il se révèle être dans le plan suivant en train de pêcher à la ligne, tout simplement, les mêmes gestes n’étant pas forcément déterminés par les mêmes causes.


Et c’est probablement là, dans cette omission, que réside le plus grand défaut de l’ouvrage. Cusset n’oublie pas cette question du point de vue, mais il l’analyse mal. Prenant une phrase anti-antisémite de Pierre Desproges sur Auschwitz, il soutient que cette même phrase, prononcée par Faurisson, pourrait faire rire un public d’antisémites. Il ne voit pas que cette phrase ne pourrait jamais être prononcée par Faurisson, en tout cas pas avec la formulation choisie par Desproges.


Mais, qu’on le veuille ou non, il convient de reconnaître une vertu à ce Rire : il est très souvent agaçant, mais il est aussi stimulant. On ne manquera pas, entre autres, de saluer le dernier chapitre, qui remet en question, sans pour autant l’effacer totalement, la distinction tristement scolaire entre humour et ironie. Simplement, Cusset se trompe quand il écrit : "…je suis là pour vous économiser la lecture de Freud, ne me remerciez pas, c’est tout naturel." C’est tout le contraire. Si nous devons le remercier, c’est parce que ses développements et les prolongements, judicieux ou discutables, qu’il entend donner à Bergson, Freud, Arthur S. ou Platon nous donnent une furieuse envie de nous replonger dans les textes originaux. Nous revient ici en mémoire cette phrase de Godard, à qui l’on demandait comment il se sentait à l’issue du tournage de son adaptation ‒ quasi-introuvable ‒ du Roi Lear : "Ça m’a donné envie de lire la pièce."


FAL


Yves Cusset, Rire ‒ Tractatus philo-comicus, Flammarion, septembre 2016, 19€.  

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