Elif Shafak narre l'histoire de deux amoureux et d’un figuier

Peut-on comparer un roman à fruit délicieux ? Ce sera celui que vous aimez le plus : mangue, figue, pêche, nectarine, cerise, goyave ? Pour ce tout dernier roman d’Elif Shafak – désormais aussi célèbre qu’Orhan Pamuk – ça devrait être la figue, mais il y a dans son univers une telle variété de fruits, de fleurs, d’animaux, d’êtres de toute sorte, que l’on n’est pas sûr de pouvoir se décider.
Elle nous emmène à Chypre, île encore récemment marquée par la guerre. Turcs et Grecs se haïssent désormais. Pas tous, bien sûr, mais en général, le voisin avec qui vous partagiez un repas la veille entend désormais vous faire disparaître. Très jeunes, Kostas et Defne ont voulu disparaître eux aussi, au milieu des années soixante-dix – mais en partant au loin. Defne n’a pas pu ; elle est turque, Kostas est grec, ils s’aiment. Comment faire ? Réfugié à Londres, Kostas enverra des nouvelles, mais n’obtiendra pas de réponse.
Du fait que le figuier qu’il a transplanté dans la banlieue londonienne prend lui aussi la parole, nous apprenons qu’il s’est passé quantité de choses depuis que Kostas et Defne ont été séparés ; parfois, c’est aussi Ada, la fille de Kostas, qui parle ; ou Meryem, la sœur de Defne, celles qui donne des recettes délicieuses et veut tout apprendre à sa nièce, Ada. Tout cela baigne dans une douceur incroyable.
Elif Shafak est de ces auteures qui ne jugent jamais leurs personnages. Elle nous aide à les connaître, à nous approcher d’eux sans faire de bruit. Les Chypriotes, hommes et femmes, jeunes et vieux, du nord et du sud, redoutent tous le mauvais œil, qu’ils l’appellent mati ou nazar. Ils enfilent des perles de verre bleu sur leurs colliers et bracelets, […] les collent sur le tableau de bord de leur voiture, les attachent au berceau de leurs nouveaux-nés, les épinglent même en cachette à leurs sous-vêtements, et pas encore satisfaits, crachent en l’air […]. Tous ces gens se ressemblent et croient différer au point d’être ennemis. Ils sont terriblement semblables, mais ils se sont mis à haïr tous ceux qu’ils croient différents. Yusuf et Yorgos, deux amis qui tiennent le bar-restaurant où trône le fameux figuier, donnent asile à Kostas et Defne quand ils veulent se rencontrer. Yusuf est turc, Yorgos est grec ; ils sont en couple ; ils seront massacrés.
Ainsi, entre douceur et tragédie, entre l’histoire du figuier et l’exil, se trame un roman qui est empli, ou pourrait dire farci, de recettes : celles des deux peuples turc et grec, celles de Meryem avec son saladier de riz cuit et de tomates saupoudrés d’épices, et un lot de poivrons lavés et épépinés, ou encore celles de Kostas, qui nous explique au début comment enterrer un figuier (pour le protéger pendant l’hiver) puis bien sûr, comment déterrer un figuier en sept étapes.
Il ne nous indique pas comment retrouver Defne, mais au début du roman, sa fille Ada nous a laissé quelques indices, et le figuier nous en a donné d’autres. Qui sait, malgré la guerre et les massacres, l’amour a peut-être triomphé ?
Il est très difficile, parfois, de rendre compte de l’immense qualité d’un roman. Disons que celui-ci, après plusieurs autres de la même auteure, se hisse au niveau des plus grands de notre époque : Louise Ehrdrich, Chimamanda Ngozi Adichie, Delia Owens, Gabriel Tallent et quelques autres. Si vous ne lisez qu’un seul grand roman cet hiver, vous savez ce qui vous reste à faire.

Bertrand du Chambon 

Elif Shafak, L’Île aux arbres disparus, traduit de l'anglais par Dominique Goy-Blanquet, Flammarion, janvier 2022, 427 p.-, 22€

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