Traverser la lumière de La Piscine

Il y eut bien une seconde école de Paris, n’en déplaise aux snobs qui lèvent les yeux au ciel quand vous citez Bazaine, Bissière, Elvire Jan, Le Moal, Manessier et Singier, par exemple, ces artistes qui, justement, sont exposés dans le magnifique musée de La Piscine, à Roubaix. Car il est grand temps de leur rendre l’hommage qu’ils méritent, de montrer aux yeux du public ces tableaux traversés de lumière et de couleurs ; ces formes inclassables – et c’est justement en raison de cela que leurs œuvres furent oubliées – car elles se situent entre l’informelle – sans être totalement abstraites – et l’expressionnisme – sans en être réellement – si bien que le critique peu amène à se creuser les méninges mit son mouchoir dessus. Inventa l’étiquette Nouvelle école de Paris et referma le couvercle sur une idée qui ne voulait rien dire… Erreur ! Terrible erreur de jugement car cette période, ces peintres-là, sont le chaînon manquant entre deux époques. Et puis l’histoire de l’art a horreur du vide, il n’y a aucune raison de les occulter…

Apparus dans la juste après-guerre, ces créateurs étaient ballotés entre plusieurs impératifs, tout aussi bien matériels que culturels, politiques que métaphysiques, et choisir vers quel horizon pointer son pinceau n’était pas chose facile. Formuler par la parole ou par l’image la période effroyable qu’ils venaient de vivre et de découvrir avec la révélation des camps de la mort ne laissait pas beaucoup d’espace à l’expression. Adorno avait brandi son anathème que d’aucuns prirent au premier degré ; alors que faire ?
D’autant que Bazaine, Bissière, Elvire Jan, Le Moal, Manessier et Singier ne forgent au mieux qu’un groupe d’amis, jamais ils ne rédigèrent de manifeste, n’imprimèrent de doctrine laissant penser à une école en devenir, au contraire : chacun développera son propre langage…

Non-figuration, non-abstraction, certes, mais alors, quel langage privilégier ?
Leurs références sont des œuvres éloignées dans le temps, on évoque pêle-mêle le retable d’Issenheim (pour Bissière), les fresques de Tavant (pour Bazaine) ou la Pietà de Villeneuve-lès-Avignons pour Manessier ; Singier, quant à lui, déclare sans préciser qu’il consulte les Primitifs ; bref, il apparaît évident que tous cherchent à se détourner de toutes les formes de représentations du monde issues des principes institués au cours de la Renaissance.
L’artiste va plutôt chercher au fond de lui ce qui le pousse à avancer, ce qui suscite un sentiment, une émotion pour tenter d’appréhender cette réalité décidément bien différente depuis que la guerre s’est achevée… Il faut traverser les apparences, ne plus seulement rester devant le monde mais exprimer une volonté personnelle, montrer un dedans. Ainsi, avec la peinture non-figurative, une distance serait abolie, qui entravait jusqu’à présent la communication entre la vie intérieure de l’artiste et celle du monde ; en ce sens, cette peinture se donne volontiers la musique – par exemple – comme modèle, dont le langage ne copie rien et qui vit d’accords et de rythmes.
C’est ainsi qu’ils vont faire entrer la lumière, jouer avec elle, l’inviter à traverser leurs peintures : en lui offrant toute une gamme d’accords et un panel de rythmes qui vont scinder les parties du tableau, donnant alors cette force qui se reflète sur le regardeur, conquis par tant de simplicité pour un si fort résultat…

Magnifiquement immortalisées dans un catalogue aux remarquables reproductions, toutes ces peintures se regardent encore et encore dans l’ombre de cette lumière éternelle qu’elles ont su capter pour notre plus grand plaisir.

 

En exergue de l’exposition principale, pour les curieux et les flâneurs qui iront se dégourdir les jambes sur les rebords du bassin, s’ils poussent jusqu’au premier étage, au niveau des cabines de bain, ils y découvriront dans l’intimité de ces lieux aux mosaïques d’époque, des dessins, gravures et collages d’Hugo Villaspasa, un jeune artiste né en 1990, issu de l’école des beaux-arts d’Athènes. Une œuvre en construction qui s’articule autour de la technique au modello qui libère la spontanéité créative et insère l’objet dans une aura de fragilité qui lui impose une grâce infinie…

Les plus hardis reprendront leur voiture et rejoindront la chapelle d’Hem, fruit d’un caprice d’un industriel roubaisien dont on aimerait en voir plus souvent. Il a commandé à l’architecte bernois Herman Baur une chapelle moderne dont il a confié la réalisation des vitraux à Alfred Manessier. Ce dernier prenant possession – en sus de la fabrication des chasubles – de la totalité du plus grand mur et le vampirisant totalement dans une fresque aux mille interprétations, donnant selon les volontés du soleil, des jeux de lumière totalement extraordinaire, soit que les pâles rayons se contentent de suggérer le vitrail, soit que l’éblouissement se réfracte, se contient et finalement se diffuse courtoisement dans l’enceinte du sacré-cœur alors béni d’une extraordinaire clarté.
A l’occasion de l’exposition Traverser la lumière, La Piscine publie un catalogue qui présente les plans, notes, photographies, coupures de presse mais aussi objets d’orfèvrerie et ornements liturgiques ; et enfin les études peintes de Manessier, offrant au lecteur la possibilité de retracer la genèse de cet ensemble exceptionnel et de souligner la qualité d’une architecture et d’un mobilier pensé exclusivement pour la chapelle.



François Xavier

Florian Rodari (sous la direction de), Traverser la lumière. Bazaine, Bissière, Elvire Jan, Le Moal, Manessier et Singier. Art français non-figuratif (1945-1985), 150 illustrations couleurs, 220 x 228, 5 Continents éditions, octobre 2019, 272 p.-, 39 €

Bruno Gaudichon (sous la direction de), La chapelle d’Hem – Commande d’un patron esthète roubaisien, 135 illustrations couleurs, 220 x 260, éditions invenit & Musée La Piscine, Roubaix, octobre 2019, 160 p.-, 18 €

Aucun commentaire pour ce contenu.