"La Grande Récession (depuis 2005)" : Voyage au centre de l’expérience néolibérale

Jean-Luc Gréau, essayiste et chroniqueur économique, a regroupé - et augmenté - dans ce livre une série d’articles publiés tout au long de la crise économique mondiale. L’auteur y analyse les causes de la faillite d’un système, en montrant dans un premier temps comment les idées néolibérales se sont imposées au fil des décennies à tous les acteurs du milieu économique et financier comme étant les plus efficientes et rendant le marché à son état de « nature » (quoi de mieux qu’un marché qui est régulé de l’intérieur, par ses acteurs ?). Il présente ensuite les différentes phases de la crise et propose, à plusieurs reprises, des solutions, qui sont soit démenties soit renforcées par les faits. Cet ouvrage se lit donc comme un mode d’emploi de la crise que l’Europe et le reste du monde traversent actuellement. Son auteur expose ce qui nous a entraînés dans une crise comparable à celle de 1929, et dont les répercussions n’ont pas fini de se faire ressentir. Alors, la faute à qui, à quoi, et que faire pour sortir de l’ornière ?

Aux origines de la crise

Pour l’auteur, la crise vient des banques : banques centrales, banques d’affaires, banques privées… Mais pas seulement : si cette crise a pu advenir, cela vient de l’abandon par les acteurs politiques des commandes du milieu bancaire. On cite souvent, dans les revues spécialisées, comme origine du mal la fin de la séparation entre banques d’affaires et banques de dépôt en 1999 par Bill Clinton (en vigueur depuis le Glass Steagall Act de 1933). Jean-Luc Gréau estime que le premier coup porté à l’édifice l’a plutôt été en 1975 lors de l’abolition de la différence entre banques de crédits et banques de débit : se rangeant aux côtés de Maurice Allais, il estime que le métier de gardien de dépôts (qui doivent rester disponibles à tous) est totalement différent de celui de prêteur (et donc de spéculateur) ; autoriser les banques à exercer les deux activités leur a permis de jouer avec un argent qui n’y était a priori pas destiné, ce qu’a par la suite accentué la dérégulation américaine des marchés financiers à partir de 1982.

Seconde décision qui a permis la suite de la construction du système néolibéral : la délégation progressive des États aux banques centrales de la politique monétaire. Il en va de même en ce qui concerne l’émission de dettes : à partir du début des années 80 - pour la France dès 1973 suite à une loi conçue par un ministre des finances nommé Valéry Giscard d’Estaing -, les États s’en remirent totalement aux banques, ces dernières devenant de facto intermédiaires uniques, pour effectuer les mises sur le marché d’obligations d’États (qui se souvient aujourd’hui qu’il était possible, avant cela, pour un particulier d’acquérir ces obligations sans passer par les banques ?). Mieux encore : elles furent rémunérées pour ce faire. Dans le même temps, on permit aux agences de notation d’évaluer ces obligations, aiguillon essentiel aux banques, ouvrant la voie à la collusion d’intérêts - le fonctionnement du marché interbancaire montre l’interdépendance obligatoire et absolue entre les banques, pourtant concurrentes sur les autres marchés, et les agences de notation, elles aussi acteurs privés du système économiques mondial, à la différence des États. La perte totale de contrôle par l’État sur le secteur bancaire, et donc sur une partie de ces ressources, était quasiment entérinée.

On rend souvent les États-Unis et la Grande-Bretagne responsables de la mise en place de ces politiques libérales, grâce auxquelles devaient se réaliser l’équilibre et l’autorégulation prônée par les libéraux : Wall Street et la City de Londres furent certes à l’origine de la titrisation des dettes, cause de la déresponsabilisation des différents acteurs du marché face aux dettes émises. Mais c’est négliger le rôle joué par l’Union européenne : la création de la Banque Centrale Européenne (BCE), déconnectée des États, fut un projet porté par l’Allemagne, une manière de continuer à faire vivre la puissance du mark à travers la création d’un euro dont les institutions, indépendantes des autres États, seraient situées… à Francfort, en Allemagne. Le poids du système bancaire allemand, ultra-développé, et la mainmise sur les exportations intra et extra-européennes feraient le reste. Et bien sûr, dans les pays où les banques se sont le plus développées, la mise en place d’outils financiers leur a permis de prendre toujours plus de risques en les dissimulant dans des produits sophistiqués ; ces derniers offraient à l’émetteur l’opportunité de se décharger du risque sur des porteurs qui n’en avaient pas la moindre idée, et qui bien souvent, au vu des gains colossaux escomptés, ne souhaitaient pas savoir, d’autant que les produits étaient garantis par la note élevée attribuée par des agences de notations, qui avaient souvent elles-mêmes conseillé les banques pour constituer ces produits.

Que faire ?

Au long des articles qui composent ce livre, Jean-Luc Gréau propose diverses solutions. Pour l’essentiel, il convient de retenir qu’il faudrait, dans un premier temps, selon lui, reprendre le contrôle des banques et de l’émission de dettes. Il est intéressant de noter dans ce sens les résultats du dernier Conseil européen des 13 et 14 décembre 2012, durant lequel le principal enjeu fut tout d’abord la poursuite de la mise en place d’une Union économique et monétaire (UEM) encore plus intégrée (tout en détournant le regard de situations différentes selon les États de la zone euro, et de politiques économiques - et fiscales - toujours pas coordonnées) ; le Conseil européen a ensuite entériné un contrôle bancaire renforcé au sein de l’UEM. Bien. Sauf que ce contrôle, exercé par la BCE, censé s’étendre à l’ensemble des banques européennes (autour de 6000), ne concernera finalement que les 200 banques nationales de l’UE. Quid des 5800 restantes ? Il s’agit pour l’essentiel de banques régionales. Pourquoi les contrôler ? Parce que, en Allemagne, en Espagne et en Autriche essentiellement, elles sont parmi les plus exposées à des investissements qui les ont mises en danger.

Mais revenons-en à l’ouvrage : il nous invite à la réflexion sur l'aveuglement libéral de nos dirigeants, nous l’avons dit. Mais l’auteur va plus loin : il estime que la zone euro n’a plus lieu d’être, et qu’elle doit disparaître rapidement si les États veulent pouvoir reprendre en main leurs destinées respectives. Alors la fin de l’euro sans la fin de l’Union européenne est-elle possible ? Et sans provoquer de panique sur les marchés financiers ? Comme Jacques Sapir, l’auteur estime l’opération coûteuse dans les premiers temps, mais bénéfique à long terme, une fois les États libérés des chaînes de l’euro et ayant à nouveau leur avenir entre leurs mains. Sauf que, sauf que… son analyse très juste de la situation fait la part belle à la conviction des élites politiques et économiques - ancrée dans les profits générés par le système depuis 30 ans, illustré par le fameux TINA(i) de Mme Thatcher - qu’aucun autre système ne saurait fonctionner. Si les peuples ne demandent, semble-t-il, qu’à vivre une autre expérience économique et sociale, il n’en va pas de même des dirigeants : la gauche, coupée de l’idéal communiste, aussi imparfait fût-il, qui a accompagné ses pas tout au long du XXe siècle, n’a plus rien à proposer qu’une « économie sociale de marché », terme issu de l’ordo-libéralisme allemand, aujourd’hui aussi creux qu’inutile tant qu’on refuse de lui donner de la substance en l’accompagnant de mesures concrètes. La droite, quant à elle, a oublié les idéaux démocrates-chrétiens issus de la Résistance pour embrasser les délices du « tout marché ».

Jean-Luc Gréau est pessimiste, tant dans son constat que dans ses conclusions et propositions : c’est sans doute parce qu’il sait qu’il prêche dans le désert. Les mouvements sociaux - on pense aux Indignés - ont fait long feu (même s’il faudra observer la situation dans les pays toujours en difficulté comme la Slovénie, la Grèce, Chypre, l’Espagne, le Portugal et l’Italie). Les États ont poursuivi de manière totalement irresponsable des politiques d’endettement public sans limite ni contrainte, du moins tant que les banques et les agences de notation laissaient faire. Les dirigeants sont, semble-t-il, soit aveugles, soit incompétents, sans compter les soupçons de corruption qui peuvent parfois peser sur certains d’entre eux, de par leurs fonctions et les pays dans lesquels ils les exercent.

Le tableau n’est pas réjouissant, le livre est sombre : rien que son titre fait fuir. Pour autant, l’auteur tombe souvent juste et refuse d’abdiquer. On saluera sa volonté de partager ses réflexions claires et intelligentes, même si sa vision de la situation est parfois réductrice : si l’Europe avance, c’est par le biais de la relation franco-allemande, moteur de l’UE, que ces deux pays ont forgée dès les années soixante - la meilleure illustration en étant le Traité de l'Élysée, dont on célèbre cette année le cinquantième anniversaire de la signature. L’Europe est avant tout une construction politique, et c’est aux chefs d’États et de gouvernements qu’il incombe de la faire avancer. C’est là un aspect que l’auteur, économiste, ne prend pas assez en compte.

2013 promet d’être complexe : reprise ? Simple répit ? Récession ? On sera d’accord avec l’auteur pour considérer qu’il s’agit d’une crise de long terme (puisqu’elle dure selon lui depuis 2005, position originale qui tranche avec les autres analyses qui font partir la crise de 2007-08, alors que l’auteur, à l’instar d’un Nouriel Roubini, alertait déjà dès 2005 de l’aspect systémique et inéluctable de la crise), et que les solutions passeront tout d’abord par une véritable implication des dirigeants politiques européens et du reste du monde. Le centre de gravité de l’économie mondiale a certes basculé vers l’Asie, mais celle-ci ne peut pas encore se passer des marchés occidentaux. Les peuples auront certainement aussi leur mot à dire, et il conviendra de suivre les formes que cette expression sera amenée à prendre. Le critique reste sceptique, mais ne peut s’empêcher d’être plus optimiste que l’auteur. Il invite d’autant plus le lecteur à se plonger dans ce livre riche et documenté, dont la qualité principale est de faire réfléchir sur notre devenir tant politique qu’économique, mais aussi sociétal, et moral.

Glen Carrig

Jean-Luc Gréau, La Grande Récession (depuis 2005) - une chronique pour bien comprendre, Éditions Gallimard, collection Folio actuel inédit, octobre 2012, 250 pages, 8,60€


(i) TINA : « there is no alternative », phrase de Margaret Thatcher justifiant le retour aux politiques libérales comme la seule recette pour stimuler la croissance.

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7 commentaires

Michel Rocard a récemment confirmé que le système avait été volontairement vicié pour créer de la dette, favoriser les marchés financiers et institutionnaliser une crise pérenne. La solution : battre à nouveau monnaie (comme le demandent Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélanchon). Cet ouvrage apporte-t-il une réponse à ce hiatus de la vie politico-économique ?

Si le mode actuel de gestion de la zone euro n'évolue pas, il ne sera pas possible à la France de s'y maintenir.

Jean-Luc Gréau prône une fin concertée et organisée de la zone euro, ce qui rejoint, d'une certaine manière, l'idée de battre à nouveau monnaie. L'Union européenne est à la croisée des chemins avec cette crise : soit elle va vers plus d'intégration (fiscale, financière, institutionnelle), soit elle fait marche arrière de manière maîtrisée ; le statu quo actuel n'est pas tenable, et les dirigeants européens, pour la plupart, ont choisi la marche en avant, à marche plus que mesurée.
Mais c'est aussi la question du contrôle des marchés financiers qui est posée. Les réponses actuelles ne font que repousser le problème.

Les "marchés financiers", entités immatérielles mais pourtant si présentes, ne sont-ils pas devenu trop puissants pour être contrôlés ? A part un acte de force contre le système, sur le modèle du j'annule-ma-dette, le pouvoir réel n'est-il pas passé depuis longtemps aux mains des financiers ? 

Ah mais je crois qu'on va y venir, qu'on va annuler notre dette, qu'il y aura une sorte de banqueroute des 2/3 comme au temps du directoire!

Les "marchés financiers" n'ont de puissant que ce que les acteurs étatiques veulent bien leur donner. La véritable victoire du néo-libéralisme, c'est d'avoir convaincu les acteurs politiques que tout se passerait mieux sans intervention ni régulation. Tant qu'ils le croiront, tant qu'un meilleur modèle ne sera pas présenté et accepté, les "marchés financiers" resteront les grands vainqueurs de cette crise. Ce qui se passe en Islande laisse à réfléchir : un pays qui a abandonné ses banques ; alors certes, il a bien été aidé par l'UE, qui a bloqué la convertibilité de la monnaie islandaise pour éviter qu'elle ne s'effondre. Mais qui pourrait garantir aujourd'hui à l'euro de ne pas s'effondrer si l'on faisait de même dans la zone euro ?
Maintenant, faire défaut, pourquoi pas ? Mais là encore, sans reprise en main de l'économique par le politique, pas de salut (et je ne parle pas ici de dirigisme). Alors les principes sont là : pacte de stabilité et de croissance, TSCG, monnaie unique, mais quand aucune politique économique concertée n'est possible, quand aucun régulateur n'est présent, autant uriner dans un instrument à vent, si vous voyez ce que je veux dire...

28 unités de valeurs toutes aussi différentes les unes de autres ...quelle reprise en main est possible ? les hommes politiques, cela fait 30 ans qu'ils ne travaillent pas et vous leur demanderiez de reprendre la main ... la main invisible du marché ? non je pense que nous avons perdu définitivement la main ( nous les peuples et citoyens électeurs ) dans les années '80 et que ce qui est fait ( en mal ) est fait . nous ne pouvons qu'espérer une crise terminale et qui marquera la fin de l'euro. la fin de cette malheureuse histoire se fera dans la douleur et le désordre. l' UE et surtout l'euro sont un mensonge imposé aux peuples, la réalité apparaît un peu plus chaque jour et la regarder en face demande beaucoup de courage alors l'inertie est encore très lourde, je n'attends pas grand chose étant donné qu'aucune alternative n'est véritablement encore énoncée en politique . le gaullisme est une politique de reconstruction et pour l'instant il n'y a pas encore assez de ruines pour reconstruire ...il en est à son balbutiement dans sa renaissance . cependant cette politique est la seule ayant une dynamique suffisante pour éloigner la bête libérale mais nous devons pour cela reprendre les habits oubliés de notre pays. sans la tentation des extrêmes qui en aucun cas ne sont une solution.