Visage d’un dieu inca, Gérard Manset

Blue Notes

 

Dans Visage d’un dieu inca, Gérard Manset rend tout autant hommage à lui-même qu’à la mémoire d’Alain Bashung, mais cela revient à peu près au même.

 

Il y a plusieurs décennies, Gérard Manset se prenait déjà pour Dieu dans une de ses chansons. On ne s’étonnera donc guère si, pour les livres qu’il écrit aujourd’hui, il s’attribue lui-même le signe extérieur de la popularité et de l’immortalité littéraires, à savoir l’omission pure et simple du prénom. Sur la couverture, on cherchera en vain Gérard : son nom est Manset, juste Manset.


On voudrait bien faire abstraction de cette mégalomanie en ouvrant son Visage d’un dieu inca, puisque cet ouvrage se présente comme un hommage à Alain Bashung, mais c’est difficile, sinon impossible. Le style est précieux, et malheureusement peu précis (on confond par exemple le passé simple de l’indicatif et l’imparfait du subjonctif). Et, bien plus grave, chaque page est remplie de private jokes ou, en tout cas, de références tellement spécialisées que le lecteur lambda ne comprend strictement rien à la moitié de ce qu’il lit. Peut-être ces énigmes font-elles partie de l’hommage, puisque, comme on sait, les paroles des chansons de Bashung n’étaient pas toujours aussi claires que les golfes qu’elles évoquaient, mais ce qui pouvait faire le charme d’une chanson de trois minutes devient ici assommant — même si l’ouvrage ne compte pas plus de cent vingt pages.


Enfin, pire encore, on a l’impression, en lisant les quelques informations intelligibles, que Manset n’a pas tellement connu Bashung. Bien sûr, il leur est arrivé de travailler ensemble (en particulier sur l’album Bleu Pétrole), mais leurs rapports, sauf erreur, ont été ponctués par des silences radio de plusieurs lustres. Le Bashung qui se profile ici est donc beaucoup plus un Bashung fantasmé qu’un Bashung rencontré.


Mais c’est là le paradoxe qui fait qu’on lit cette prose jusqu’au bout. Mutatis mutandis, Manset dit ici à propos de Bashung ce que Montaigne avait dit à propos de La Boétie. Le miracle de l’amitié est tel que les amis se connaissaient avant même de s’être vus pour la première fois et que la disparition de l’un des deux ne change finalement rien à leurs rapports. 


Préincarnation, réincarnation, incarnation tout court… Possession. Peu importe si ce que raconte Manset n’est pas conforme à la vérité objective. Ce qui compte et est indiscutable, c’est la foi en ce lien qui l’unit à Bashung.


Et pas seulement à Bashung, d’ailleurs. Dans l’un des rares passages un peu drôles de ce Visage d’un dieu inca, Manset raconte comment il lui est arrivé d’être « reconnu » dans la rue par des gens qui l’avaient en fait confondu avec Arno ou avec Higelin. Mais il n’en prend pas ombrage, au contraire. Il trouve cela normal, puisqu’au fond, ils font tous le même boulot et ne sont que les différentes facettes d’un même ensemble. Le sait-il ? Lorsqu’il développe cette idée, Manset ne fait que réécrire les dernières pages d’un des plus beaux chapitres du Contre Sainte-Beuve de Proust, dans lequel celui-ci explique que si Baudelaire, Hugo, Leconte de Lisle et bien d’autres encore se ressemblent comme des frères sur certaines photographies, c’est parce que l’histoire de la littérature est en fait celle d’un seul poète — du Poète qui, parce qu’il faut bien qu’il soit homme aussi, passe ainsi, au fil du temps et de l’espace, d’une enveloppe charnelle à une autre.

 

FAL

 

Manset, Visage d’un dieu inca, Gallimard, "Folio", février 2013, 121 pages, 5,30 €

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3 commentaires

Confondre le conditionnel passé deuxième forme et le plus-que-parfait du subjonctif importe peu (puisqu'il s'agit, en somme, de la même chose...) Mais confondre le passé simple avec l'imparfait du subjonctif est choquant... tout comme une fausse note dans une chanson !

Mais on s'en moque un peu, car après tout, on mourrira tous un jour.

anonymous

Le bouquin est présenté (photo, titre, 4eme de couverture) comme un témoignage d'une petite tranche de vie de Bashung, et Manset nous sert une intellectualisation déliriumesque de sa tranche de vie à lui. Pourtant  j'apprécie Manset comme artiste. Je le croyais plus sur l'émotion et l'âme que sur le cérébral si cher à la culture française qui fatigue son monde. Bashung, quant à lui c'était une autoroute du coeur et de la sincérité. Ses derniers concerts sur scéne en étaient une apothéose et autrement plus marquants que des récits intellectuels alambiqués. Dommage, sans rancune.