Chris Vuklisevic, nouvelle reine de la Fantasy

Premier roman publié d’emblée en poche, une belle idée pas si folle et d’ailleurs pas nouvelle puisque mon premier contrat d’édition, signé en 1990 avec une structure nantaise, faisait aussi le pari du poche, se disant qu’un inconnu aurait plus de lecteurs avec un prix de 35 a 40 francs (8 euros) que 120 à 150 (20 euros).
Et puis c’est si pratique ce format que l’on glisse dans sa… poche ; ainsi il en sera du livre de Chris Vuklisevic car il a ce don de coller à la main, on ne peut le refermer, il capture l’innocence qui sommeille en chacun de nous, nous propulsant dans un monde féérique, cruel et enchanteur : on joue à se faire peur, on recouvre nos craintes d’enfant, nos rêves d’ailleurs… 

On a grandi chacun des deux côtés de l’Esterel : elle version antiboise, moi version raphaëloise, avec ces roches rouges qui rappellent la vallée de la mort, où l'on s'attend à voir surgir les Tuniques bleues parmi le maquis touffu, paradis des sangliers et autres lièvres, et parfois Bambi à un point d’eau oublié, enfoncé dans la garrigue, à l’ombre d’une crevasse. Ce massif est unique car formé par la lave d’un volcan, d’où sa couleur et ses formes de gros schamallows qui coulèrent jusqu’à la mer, formant de drôles de monticules, des criques, des îlots évoquant ici une tortue là un cochon, se jetant dans le ver-bleu de la Méditerranée, tout un panel de cartes postales qui bruissent au rythme du mistral et se laissent bercer par la symphonie des cigales… À moins que je ne sois en train de parler de Sheltel, cette île survivante au centre d’un monde noyé après la Grande Nuit.  

Pour perdurer dans ce monde devenu fou, règne sur l’île une loi stricte de contrôle de la démographie : une vie nouvelle doit être compensée par une vie retirée, et les inutiles, les avortons, les difformes sont éliminés dès la naissance. Pour faire ce sale boulot, la Main et ses phalanges. Les rares exceptions qui parviennent à échapper au destin sont recueillies par la Bénie dans son orphelinat : mais attention, toujours se garder de se fier aux apparences ; d’ailleurs, son conseiller, le vieil Arthur n’est pas le saint homme porteur de lumière qu’il aimerait bien que l’on pense de lui. Il dirige surtout une drôle de prison où sont enfermés des mages, des sorciers, des voyants… Pourquoi se priver des dons de ces êtres-là ? 

Pour tenter de tenir les rênes, le Natif, mi-homme mi-serpent, règne en dieu-vivant sur les peuples qui se sont regroupés autour des trois parties de l’île. La routine déroule ses fils jusqu’au jour où… un navire de pirates souhaite accoster. Panique. Viennent-ils en amis ? D’où sortent-ils puisque le monde est sensé être détruit ? Comment garder l’eau, si précieux trésor ? Les sourciers dressent une vague de trente mètres de haut pour protéger l’île mais Arthur ne l’entend pas de cette oreille : il veut encore plus d’argent. Les pirates sont finalement accueillis… Et c’est le début de la fin. 

Chronique déformée de notre monde avide d’un toujours plus, d’une image parfaite de papier glacé, cachant nos peurs et nos pauvres pour que l’indice boursier scintille encore de mille feux, ce roman rappelle la cruauté originelle de la vie, l’inégalité naturelle des êtres et la lutte sempiternelle pour sa survie, le mal qui suinte dans les âmes sous couvert de pragmatisme. Aventure folle d’un monde en perdition, les personnages alors confrontés à leur vérité, oubliant toute innocence cachée, se dressent face à l’innommable pour défier le destin, mais une fois encore ce seront les mathématiques qui vaincront par le seul fait que le nombre fait la force. D’où les jeux de dupes et la manipulation des masses que l’on subit tous les jours, et surtout ces temps-ci en terrorisant la population à cause d’un virus qui n’est létal que pour… 0,6% de la population (OMS).

Chris Vuklisevic a su inventer un monde nouveau calqué sur le nôtre sans trop de dérive, le rendant nettement plus accessible qu’un Seigneur des anneaux qui demande une certaine concentration et un pouvoir d’imagination forts dès les premières pages. Ici, on est accompagné par étapes, initiés aux rites de Sheltel, on découvre les particularités des personnages, on apprécie les décors, on vibre avec Erika, la jeune héroïne dont le tatouage de sirène prend parfois forme quand il s’agit de lui sauver la mise ; bref, on aborde ce roman avec crédibilité, on aime à croire que c’est vrai, on s’extrait sans difficulté du quotidien et l’on participe à cette épopée glaçante, fantastique, démoniaque où la place de la mère cristallise le dessein du sens commun. Vivre, se reproduire, avancer… pour quelle finalité ? Ailleurs, demain, toujours ; recommencer, reconstruire ; pourquoi ?

 

François Xavier 


Chris Vuklisevic, Derniers jours d’un monde oublié, Folio SF, avril 2021, 356 p.-, 8,10 € 
Lire les premières pages...

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.