Éloge de la verticalité avec Roberto Juarroz

En ces temps de négationnisme bon-teint où tout ce qui eut lieu au siècle passé est à honnir, voici de quoi faire taire les idiots utiles : les poésies verticales de Roberto Juarroz, magistralement traduites, qui tissent un pont entre l’Argentine et notre vieux continent. Car, comme l’écrivit Hélène Cixous, ce qui se dit poétiquement persiste et demeure au-delà des langues l’essentiel du dit du poète
Juarroz nous invite à un voyage sans limite, tout aussi introspectif qu’ouvert à l’altérité, une manière de confirmer qu’en poésie les frontières n’existent pas. Le poète regarde à 360° et embrasse l’atmosphère de l’aventure… et le futur est une croix sur l’épaule / de ceux qui ont encore des épaules.

Et il en faut de la carrure pour oser une poésie contemporaine sous l’éclat de la pensée métaphysique : la vie, la mort, l’amour et l’inexplicable matériau poétique ; ce que l’on nomme en espagnol une pensée de l’asombro (étonnement, émerveillement, mais aussi stupeur). Une écriture qui va donc déranger, mais dans le bon sens du terme ; une sorte de poil à gratter le consensus, la routine, l’éloignement du monde… Avec une langue sobre et cristalline, Roberto Juarroz parvient à limiter les métaphores, offrant une poésie physique mais d’une légèreté absolue, portant idée et message plus fortement qu’une image imposée.

Il est plus facile de rayer l’obscurité que la lumière. 
Il suffit de la craie fidèle d’une pensée. 
Par contre, pour rayer la lumière, il faut aussi la poussière en suspension d’un regard 
ou du moins sa furtive séquelle
.

À la manière d’un Houellebecq d’aujourd’hui, Roberto Juarroz impose son œuvre, altière, fascinante, articulée autour d’un seul titre : Poésie verticale. L’Homme se tient debout, libre, et ne cède en rien aux modes et aux idéologies des marchands du temple… Chaque poème est membre de ce tout, il vit dans ce mouvement qui lui est propre : on peut s’amuser à tisser un parallèle avec la fameuse statue L’Homme qui marche de Giacometti. Mais vers quelle liberté marcher ? Se tenir vertical pour affirmer son statut n’enlève en rien la difficulté de côtoyer le monde sensible, ce réel qui nous file entre les doigts, arasé au fil du regard par des questions sans lendemain, ce mystère qui résiste à l’entendement. Alors Roberto Juarroz cogne avec ses mots pour tenter de fissurer ce mur de silence, invisible, opaque, sournois, le mettre à nu pour essayer de mieux le comprendre puis tenter de le dompter… 
La poésie doit permettre de saisir le réel, tout autant que d’être saisi par lui, contribuer à comprendre notre inquiétude d’être venu au monde : Il est urgent et indispensable de resacraliser le monde et de restituer à la vie sa transcendance originelle ; une manière pour Juarroz de répondre au Il faut romantiser le monde de Novalis.

Il pleut sur la pensée.

Et la pensée pleut sur le monde
comme les restes d’un filet délabré
dont les mailles ne parviennent pas à s’assembler.

Il pleut à l’intérieur de la pensée.

Et la pensée déborde et il pleut à l’intérieur du monde
et les récipients les mieux gardés et les mieux scellés
se remplissent tous à partir du centre.

Il pleut sous la pensée.

Et la pensée pleut sous le monde,
diluant le ciment des choses,
pour fonder à nouveau
l’habitation de l’homme et de la vie.

Il pleut sans la pensée.

Et la pensée
continue à pleuvoir même sans le monde,
continue à pleuvoir sans la pluie,
continue à pleuvoir.

L’envers de la parole serait dans l’ordre des choses ? En effet, dans la démarche de Roberto Juarroz il apparaît difficile de nommer clairement, de trouver le mot juste car il admet que la quête de sens trouble l’approche de la réalité. Pris dans un sfumato linguistique, voilà le poète aveuglé, marchant à tâtons vers une destination inconnue, s’offrant le plaisir ultime, celui du voyage, de l’instant quelle que soit la quête…

François Xavier

Roberto Juarroz, Poésies verticales 1, 2, 3, 4 et 11 suivi de Poésie et réalité, édition bilingue de Réginald Gaillard, traduction de l’espagnol (Argentine) par Fernand Verhesen et Jean-Claude Masson, Poésie/Gallimard n°566, novembre 2021, 368 p.-, 9,50 €

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