Le Tombeau de Pierre Soulages est à Martigny

Rares sont les écrivains à rentrer de leur vivant dans une prestigieuse collection – La Salamandre à l’Imprimerie nationale ou la Pléiade chez Gallimard – tout aussi rare le peintre dont le Tombeau sera érigé alors qu’il n’a toujours pas signé son dernier tableau. Et pourtant, l’harmonieuse exposition qui se tient jusqu’au 25 novembre 2018 à la Fondation Pierre Gianadda – qui fête ses quarante ans et ses dix millions de visiteurs – œuvre en ce sens dans l’esprit de la pièce littéraire qui honore un célèbre disparu avec, ici, une pointe d’ironie cruelle – ou d’humour noir – selon la manière dont on aborde l’affiche qui laisserait penser à un faire-part (sic) ; mais non, l’artiste est toujours bon-pied-bon-œil et pratique son art à Sète, dans son atelier avec vue sur la mer.
D’ailleurs est présenté pour la première fois l’un de ses tout derniers tableaux, datant de 2017…
Mais il n’en est pas à son coup d’essai, Pierre Soulages, car en 2001 il fut le premier peintre vivant auquel le musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, consacra une exposition personnelle. Lui qui débuta en 1948 par être exposé en… Allemagne, son travail étant trop abstrait pour une France encore sclérosée et arquée sur le figuratif.

Pour habiller l’histoire poétique de ce Tombeau valaisan, construit dans l’éclat lumineux d’œuvres essentielles, c’est l’intégralité du fonds du Centre Pompidou – dernièrement enrichi du legs de Pierrette Bloch – que les deux curateurs, Camille Morando et Bernard Blistène, ont mis en scène avec l’apport de quelques toiles prêtées par le musée Soulages de Rodez et des collectionneurs privés suisses, dont une merveille datant du 21 mars 1961, très astucieusement présentée, seule, sans cartel, brisant le récit chronologique quelque peu mais de si piètre importance tant sa puissance interpelle le regardeur et le fixe sur place, lui imposant une station longue et précieuse, riche et nourrissante, car l’œil, jamais, n’est trop abreuvé de beauté pure…

[…] je considère que ma peinture ne devient de l’art qu’à partir du moment où elle est vue, où elle est regardée par d’autres et où elle est comme une œuvre d’art, c’est-à-dire comme une chose que d’autres regardent et vivent à leur manière.
 

Pierre Soulages / Peinture 81 x 60 cm, 21 mars 1961 / Huile sur toile, 81 x 60 cm / Collection particulière, Suisse / © DR © 2018, ProLitteris, Zurich

Quoique l’on en pense, Pierre Soulages est l’un des plus grands artistes français, et sa présence dans plus de cent dix musées de par le monde témoigne de cette prégnance incontournable que déploie son œuvre. Car qu’elle soit artistique ou philosophique, c’est d’abord d’une expérience qu’il s’agit ; et tout peintre est un tant soit peu philosophe en ses manières, sauf qu’il ne possède pas toujours les mots justes, alors il dessine, il colorie, il provoque des rencontres impossibles pour tenter de dire l’inexpugnable ressenti qui brûle en lui…
Pour Alain Badiou, il y a chez Soulages l’idée première de la grotte de Platon, ce jeu interdit avec la lumière qui se joue des profondeurs pour berner les Hommes. Pour sortir de la grotte, il ne suffit pas d’être érudit, de réfléchir, de se révolter, non ; il convient seulement de faire un pas de plus. Et Badiou de se questionner : et si la philosophie c’était cela, non pas de méditer mais juste de faire ce seul pas de plus ?
Et Soulages est ce pas de plus.

Pierre Soulages travaille dans la maîtrise, son dessein unique se concentre dans la domination de son sujet et pour cela il ira créer les outils qui lui manquent, impulsera des directions pour tenter de contrôler le rendu et diriger le regard, conduire le regardeur vers sa destination dans le long cheminement de l’œuvre ; on est, en quelque sorte, à l’opposé de l’immédiateté jaculatoire d’un Mathieu, d’un Hartung ou d’un Baltazar.
Soulages recherche des formes et des couleurs dans l’esprit de la seconde École de Paris, avec des parentés avec Kijno et ses énormes boules noires et autres rotondités à spatules ; mais lui s’en tiendra vite au trait, plus ou moins épais, mais presque toujours droit, linéaire. C’est donc dans la technique qu’il ira puiser l'inspiration, ouvrir des possibles, tendant des pièges à la lumière en retirant de la matière, dans l’esprit d’Hantaï qui imprimait cette idée surréaliste avec le dos d’un réveil matin, grattant la toile encore fraîche…
En se confrontant ainsi avec la surface qu’il module, en détournant la matité et invitant la brillance, Soulages irradie la toile d’une infinie richesse qui s’apprécie d’autant plus dans les lieux où les tableaux furent suspendus, comme la première fois à Dakar en 1974… Mais même ici, à Martigny, normalement plaqués au mur, ils révèlent ces accidents de parcours que l’abstraction seule permet dans la re-création d’un tout savoir-art que l’on pourrait aussi définir par… savoir voir.
 

Pierre Soulages / Gouache vinylique sur papier 109 x 73 cm, 1977 / Centre Pompidou, MNAM-CCI , Paris / Dépôt au musée d'Unterlinden, Colmar / Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN Grand Palais / © Jacqueline Hyde / © ADAGP, Paris / © 2018, ProLitteris, Zurich

Bernard Ceysson, à Saint-Etienne, présenta les goudrons sur verre (dont deux pièces sont présentes à Martigny), Guy Marester écrivit parmi les premiers sur sa peinture, dans les années 1950 (sur les brous de noix, notamment) quand il célébrait Soulages et Marfaing, distinguant les deux peintres par leur manière de traiter la lumière et l’approche du noir.
Puis vint Pierre Encrevé (dont les Soulages du musée Fabre fait l’objet d’une réédition revue et augmentée chez Gallimard), mais l’idée intéressante de Camille Morando tient aussi dans l’invitation qu’elle proposa à Natalie Adamson qui travaille sur l’œuvre depuis de nombreuses années. Et de nous rappeler que la visite de Picabia dans l’atelier, en octobre 1947, marque cette évidence d’un jamais vu auparavant qui a sauté aux yeux du peintre après sa visite au Salon des surindépendants qui présentait… plus de mille tableaux au public parisien !
Picabia fut marqué par cette forme picturale inhabituelle, par ces signes visuels qui affirmaient une volonté de prendre ses distances aussi avec le diktat des Kupka, Mondrian, Delaunay et autre Malewicz de la table rase absolue. Tout casser soit, mais après ? Il fallait bien reconstruire quelque chose, il fallait une passerelle entre passé et futur, si ténue soit-elle, même à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Aussi Soulages a, semble-t-il, trouvé une once de solution dans l’approche que Hannah Arendt en proposa dans son étude sur le temps et l’histoire, évoquant une brèche universelle et mentale dans laquelle l’artiste – ou le poète, comme René Char – peut s’engouffrer malgré les douleurs et les contraintes que ce postulat imposera. Car négocier les forces contradictoires du passé (la tradition) et du futur (le nouvel art) impose la temporalité comme une dynamique essentielle, ici matérialisée par une forme abstraite et spatialisée…

Brou de noix, goudron, gouache vinylique (comme ce papier bleu de 1977), peinture à l’huile, Soulages expérimente comment construire avec des lames noires plus ou moins larges, épaisses, volumineuses, un langage angulaire qui lie espace et lumière. C’est ainsi que ce Tombeau pictural et poétique montre délicatement la progression méthodique du pouvoir de l’abstraction sur la pensée marquée de la main de l’homme témoignant de son empreinte dans l’hétérogénéité du temps.
Soulages s'amuse aussi du jeu des illusions en peignant de faux triptyques : deux tableaux, un petit et un grand dans lequel deux incisions, sortes de zips, sont réalisées avec la peinture en trompe-l’œil. Ni surréaliste, ni graphiste et encore moins lyrique, l’œuvre unique de Soulages poétise l’instant du regard en y imprimant une pensée de combat, cette volonté de sans cesse repousser l’effet produit par l’objet créé car ses peintures offrent un enchaînement de propositions sur l’existence dans le temps. Loin de la transcendance promise dans un monde onirique atemporel, ses œuvres abstraites donnent une forme visuelle concrète à l’expérience vécue et à la négociation de la temporalité historique, conclut Natalie Adamson.

François Xavier

Camille Morando & Natalie Adamson, Soulages. Une rétrospective, Fondation Pierre Gianadda, juin  2018, 290 p. –, 35,50 €

Musée de la Fondation Gianadda – Martigny
Rue du Forum 59, 1920 Martigny / Suisse
Du 15 juin - 25 novembre 2018
Tous les jours de 9 h à 19 h

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