Ici & maintenant – plutôt qu’un hypothétique ailleurs

Cette édition revue et commentée de l’un de nos plus fervents défenseurs de la langue française, et poète piquant d’intelligence légère et de tiédeur acide, académicien de surcroît, est aussi un manifeste dissimulé sous la petite musique du style. Car, comme chacun sait, pour ne pas périr d’ennui ou mourir d’effroi à la nuit venue, l’Homme verse dans la religion – en lieu et place de la spiritualité – et renie donc ses désirs pour se soumettre au code et marcher au bord de l’abîme sans avoir peur d’y tomber, persuadé d’être secouru quoiqu’il arrive. Or, qui sait s’il n’y aura pas une petite pierre, plus maline que les autres, pour venir se glisser sous notre semelle au moment opportun.

François Cheng a plus d’une fois trébuché – mais n’est jamais tombé – sans doute la souplesse intellectuelle du roseau, emblème d’Asie, qui plie mais ne rompt point. Lui, dont la vie trépidante depuis sa Chine natale jusqu’aux bancs du quai Conti aura eu le mérite de lui offrir des expériences uniques, le voilà qui, dans ses habits littéraires français, langue dans laquelle désormais il écrit – et seulement – use du marqueur linguistique pour dérouler la symphonie d’une poésie douce-amère…

L’invisible contemple,
Mais ne dit pas mot ;
L’invisible ressent,
Mais ne dit pas mot.
Parfois, trouant la mémoire,
Il nous réveille
Par un furtif geste.

La brume levée, le paysage
Un instant révélé :
Appel d’une prairie fleurie ?
Rappel d’une cascade cachée ?
Nous entendons pousser en nous
Le cri d’un geai,
Sans trouver le mot.

 

Mais quel mot, en poésie, pour un autre mot ?
Quel sens dans ce mot en miroir d’une idée sans direction précise qui flotte vers un destin calculé par la somme de ces mots jetés à la criée ? C’est le rappel des disparus, l’élan des survivants, la justesse des regards et le brouhaha des cris muets venus conjurer ce noir qui n’est pas que la nuit mais le buvard qui absorbe le trop-plein de larmes.
Telle cette étoile perdue dans le soir naissant, à l’image de ces vies qui crépitent sur l’autel de l’innocence dans l’inutilité d’un dessein aveugle…

 

De sarments ils ont fait du feu,
   de tourments ils ont fait le chant.
Quand la nuit décapite, leurs corps
   crient l’initiale promesse du sang.


Toi, dieu de souvenance, tu le sais,
Tous nos désirs vécus ici demeurent
Intacts. Si un jour tu dois revenir
Vers nous, ce ne sera point par pitié,
Car toi, dieu d’advenance, tu auras
Besoin de nous pour te refaire une vie,
Nous qui avons survécu à l’abîme.


Manuel de survie et ces temps orageux : toujours avoir sur soi un petit livre de poésie, et pourquoi pas celui-ci ?

François Xavier

François Cheng, La vraie gloire est ici, Poésie/Gallimard, n°521, février 2017, 192 p. – 6,20 euros

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