De l’ombre à la lumière : François Emmanuel sur le fil des émois

La Pologne mène à tout – et ce n’est pas moi qui dirais le contraire –, la Pologne de Gombrowicz et son univers de l’absurde en miroir de nos désirs d’ailleurs, la Pologne de Czesław Miłosz qui replaça l’Histoire des hommes sur le bon axe – et détruisant la propagande soviétique, notamment – et enfin celle de Jerzy Grotowski qui nous ouvrit les pans du théâtre moderne et insuffla un torrent d’impulsions créatrices à François Emmanuel qui est plus qu’un psychiatre romancier mais bien un écrivain médecin… et neveu d’Henry Bauchau, preuve que le talent est parfois niché dans les gênes et s’amuse à franchir les générations.
Narré par le confident d’Ana, vieil ami de son défunt père, le récit débute dans les Andes péruviennes où la jeune doctorante travaille sur un chantier de fouilles archéologiques quand elle est victime d’un accident de la route, son chauffeur ayant quitté le chemin de terre pour s’arrêter dans un fossé. Ana n’est pas blessée mais subit par la suite d’étranges vertiges qui l’obligent à garder le lit dans un village coupé du monde numérique. Pendant que son téléphone se nourrit de messages sans réponse, une chamane s’occupe de sa guérison…
Elle voyage alors dans les différentes strates de ses vies, comme un kaléidoscope impossible de ces choix qui s’offrent à elle dans un mirage digne des plus brûlants déserts. Quelle vie choisir ? Celle qui semble se matérialiser avec son directeur de thèse malgré les quinze ans d’écart quand elle succombe aux attentions, se laisse griser par le désir de l’enfant qui jaillit de cet homme qui pleure quelquefois parce qu’il la trouve, dit-il, trop belle ; alors la voilà qui laisse son corps prendre le dessus malgré l’idée profonde que l’amour n’est pas présent, s’oubliant malgré tout dans les draps torrentueux qu’une étreinte folle parvient à absoudre.
Jusqu’à ce voyage andin qui la met en face de celui qu’il ne faut pas, marié, deux petites filles mais un amour absolu qu’elle doit impérativement combattre, puis accepter, partager et admettre qu’il ne sera que passager. Vivre ce corps à corps qui délivre et enchaîne en même temps, cette coupure nette avec le monde honni pour tenter de vivre une impossible passion, même éphémère, une manière de ne plus être sous le joug des convenances, une manière de sortir de soi pour aller vers la fin des choses. Les amants front contre front, lèvres contre lèvres, dans le silence immobile de l’après, statufiés dans l’éternel devenu instant, cherchent le passage, le lumineux passage, ce grand tronc vide du divin où s’enlacent leurs corps mortels.
Puis revenir en France, se marier et… perdre le sens de la réalité, se voir isolée du monde, quitter son emploi d’assistante de son éminent mari et tenter de ne pas devenir folle dans sa grande maison de province.
François Emmanuel, par le biais d'une langue poétique au rythme lent slalomant entre les époques, dresse le portrait en symétrie d’une grâce incarnée dans un corps aux abois qui s’agite sous la pression des hypnotiques effets d’un sentiment profond qui paralyse tout autant qu’il libère. Entre esprits vagabonds et définition cartésienne, l’âme pure ne peut que se briser les ailes sur les pulsions de ses envies inassouvies, quitte à en venir à souhaiter franchir le Rubicon, aller au-delà des mondes, vers ces esprits chargés du reflet de nos chers disparus, la douce charge des morts.
François Xavier
François Emmanuel, Ana et les ombres, Actes Sud, mars 2018, 192 p. – 18,50 €
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