Mondrian ou la peinture comme absolu

Après la rétrospective Mondrian / De Stijl exposée au Centre Pompidou (2011), un DVD demeure comme l’ultime témoin du parcours de ce peintre hors du commun.

En 1926, à plus de quarante ans, Piet Mondrian quitta définitivement sa Hollande natale, après plusieurs allers-retours et choisit de s’installer à Paris, là où l’histoire de l’art est en train de s’écrire, dit-on à cette époque... Il s’installe donc au 26 rue du Départ, à Montparnasse : il vit seul dans son atelier, et se consacre à ses recherches, allant jusqu’à peindre murs et meubles, oui Mondrian habite sa peinture.
Pour lui, l’atelier est une toile en trois dimensions sans cesse recommencée, un lieu d’études et d’expériences. Un intérieur minimaliste où tout est à sa place, impeccablement rangé, un lieu intime qui s’articule autour d’une logique comme en réponse à cette lancinante question d’équilibre secret entre forme et couleurs... Et puis, il n’a pas le commerce des autres, seule sa passion pour la peinture le dévore, l’accapare entièrement... on l’appelle d’ailleurs Piet l’invisible...

 

Costume strict, lunette ronde, tenue soignée... il est loin de l’accoutrement bohème dont certains peintres se drapent. En cela aussi, son atelier aussi propre qu’un laboratoire représente la mise en place expérimentale d’une œuvre d’art totale : c’est à la fois un espace mental qui le protège du présent et une cloison invisible qui lui permet de tirer un trait sur le passé...

Mondrian est née dans une famille protestante calviniste. Très vite il est initié au dessin : mais ce fut d’abord une peinture réaliste avec des paysages qu’il aborda. L’académie des beaux-arts à 20 ans et cette envie de se mesurer à ses aînés voire de les dépasser... Mais il commence très vite à s’éloigner du réel et il s’essayera aux courants de l’époque, fauvisme, pointillisme, pour finir par décider que seule la couleur est la plus importante et qu’elle doit alors vivre par elle-même...
Il bannira le vert de ses tableaux et de son atelier, au point de se mettre à haïr les arbres... Puis le mouvement théosophique lui fera entrevoir l’existence d’une vérité supérieure d’où découlera le triptyque Evolution qui serait comme un témoignage de cette vérité matérielle qui mue vers un état mystique ; Mondrian s’engage alors vers un monde spirituel.

 

À Montparnasse, dans ces années 1930, se développe une ambiance cosmopolite qui fait la part belle à l’orphisme de Robert Delaunay, au rayonnisme du russe Larionov, au futurisme de l’italien Marinetti ; puis au cubisme analytique de Picasso et Braque, si éloigné des formes naturelles... Mondrian en a le tournis : il épousa tout d’abord la démarche des cubistes avant de s’en éloigner presque aussitôt quand découvrit qu’ils n’étaient pas logiques avec eux-mêmes : leur volonté de représenter des volumes dans l’espace était contraire à la conception que Mondrian avait de l’abstraction, selon qui l’espace doit être détruit.

Ainsi, pour en arriver à la destruction du volume, il utilisa l’usage des plans. Il voulait aller à l’essence des choses dans une approche consciente et non calculée, basée sur des lignes horizontales et verticales : s’il admet une dose d’intuition, il faut qu’elle soit ponctuée par un rythme qui lui est propre, sans cela point d’harmonie...

 

Mondrian édicte alors une théorie de l’esthétique : des règles strictes, un usage exclusif des couleurs primaires (bleu, jaune, rouge, blanc noir) qui voient être appliquées en à-plat, sans mélange ni dégradé ; un usage unique de lignes droites et/ou octogonales, des formes simples qui se limitent à des rectangles et des carrés. 
Observée depuis notre époque, l’on ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec ce qu’est en train de faire Malevitch, à Moscou, en initiant le suprématisme, cette manière de dire que la pureté du sentiment ne peut être montrée que par la forme pure...

 

Ainsi, atteindre le degré zéro de la peinture semble donc être le dessein des deux hommes, chacun l’abordant selon sa sensibilité. Malevitch peindra le carré noir, Mondrian ses suites de carrés colorés... Puis Dada et les surréalistes viendront brouiller les cartes et mettre au banc les artistes abstraits. Mais cela n’arrêtera rien. Mondrian demeure attaché à son œuvre et seule compte l’intuition de l’équilibre.
"La division de la surface est le seul objet de la peinture, écrit-t-il, et toute référence au monde matériel doit être banni.". Il est alors en quête d’un langage universel, seul capable de mettre au jour ce monde parallèle qui, en secret, structure notre quotidien bien réel, et pour cela il lui faut éliminer l’objet qui altère le sens.

 

Mondrian tient son sujet, il en est convaincu : lignes verticales noires, plans de couleurs qui altèrent et tendent à devenir de plus en plus rare... Il prendra tout son temps, une toile par semaine, ni moins ni plus ; il s’octroie aussi des poses, de longues marches dans les rues de Paris. Il médite, observe, s’interroge, puis termine sa journée dans un cabaret pour écouter de la musique, ce jazz qui vient d’outre-Atlantique le fait vibrer... et s’il rentre toujours seul c’est que ses aventures n’ont pas la force de sa peinture qu’il veut mettre au service d’un tout, fait de syncopes, de distorsions et de dissonances... La dynamique qui fait se mouvoir le monde l’intrigue, il voudrait pouvoir la montrer... Pour cela l’œuvre doit s’effacer, disparaître... 

 

Mondrian recherche un équilibre entre musique et peinture car il aime à passer ses nuits dans les clubs de jazz où il découvre Joséphine Baker ; il évoque alors le mouvement et la vitesse dans ses œuvres.
Et si les galeries l’ignorent, tant pis ; il sait, lui, qu’il est sur le bon chemin ! Mais il est invendable. Pas une seule vente en deux ans... Il évoque l’idée d’arrêter et de devenir garçon de café... La dépression le guette. 
Michel Seuphor croise alors sa route et les deux hommes, solitaires et passablement malheureux, se lient d’amitié, parlent des nuits entières... Le bout du tunnel, sans doute.

 

Puis Hitler se fait de plus en plus menaçant, aussi, le 3 octobre 1940 Mondrian débarque à New York. Il aimera de suite cette ville géométrique et s’enflammera pour le bougi-bougi, cette nouvelle mode musicale ; sa peinture s’en ressentira aussitôt : les lignes verticales ne sont plus noires mais rouges ou jaunes comme les taxis ; la couleur s’impose plus que les formes, une mutation s’opère... 

 

Et son travail est enfin célébré, les expositions personnelles se succèdent. Puis en janvier 1942, c’est la première rétrospective de son œuvre, Peggy Guggenheim et le musée d’art moderne de New York acquièrent ses toiles. Mondrian est reconnu, il a 70 ans.
Sa période new-yorkaise s’inspire de plus en plus de la musique, ce bougi-bougi qui lui fait insérer des petits carrés de couleurs dans sa toile : Broadway bougi-bougi intègre ces rythmes dans une structure qui semble décalquée sur les plans de la ville.


Mais en février 1944, une pneumonie le terrasse : il meurt seul, il n’a voulu déranger personne...

Interprété par un acteur étonnamment ressemblant, les scènes jouées dans la réplique exacte de son atelier donnent à ce documentaire une allure de film : astucieusement mêlées, les scènes d’époque, les témoignages et les reconstitutions offrent un plaisir de découverte et de partage rarement atteint dans ce nouveau genre qu’est le docu-drama. 
Un DVD à voir et revoir...

François Xavier

François Lévy-Kuentz, Dans l’atelier de Piet Mondrian, DVD toutes zones, Français/Anglais, Centre Pompidou/Cinétévé/EMS Films/Ina/AVRO/Arte France, janvier 2011, 52 minutes, sous-titres français/anglais, Dolby Digital Stereo, Couleur, 16/9, NTSC/PAL - 20,00 €

Aucun commentaire pour ce contenu.