Yves Peyré et l'excès Bacon

Personne mieux qu'Yves Peyré pour synthétiser le sens de l’œuvre de Bacon. Le poète a compris le geste salvateur d'un homme qui s'étonne chaque matin d'être encore en vie et qui s'effraie et se réjouit à la fois de ce que le jour lui réserve. Et l'auteur permet de ne pas se tromper sur le propos et l'ambition d'une œuvre capable des plus grands effacements des standards de représentation mais aussi des plus magiques "coagulations" pour reprendre un mot du peintre lui-même.

Peyré souligne ce qui saute d'abord aux yeux dans toute l’œuvre de Bacon : une fascination morbide pour la destruction et la violence. L'horreur est là et bien là jusqu'à ces cris muets qui traversent les toiles. Flaques de chair, fœtus avortés, charognes prévisibles dans des décors de boucheries ou de chambres trop froides, tout dans l’œuvre appelle aux cauchemars.

Mais tandis que habituellement dans les visions macabres "classiques" ce sont les squelettes qui perdent leurs viandes, chez Bacon c'est à l'inverse la chair qui perd ses os en laissant glisser le corps - du moins ce qu'il en reste - en des séries d'effacements qui provoquent une liquéfaction synonyme d'une liquidation (l'inverse est d'ailleurs vrai aussi).

Néanmoins au-delà de la fascination répulsive, Peyré souligne combien quelque chose d'autre est en marche qui attise et attire le regard. Bacon, en effet, n'est pas de ceux qui jouent avec l'exhibitionnisme gore dont le cinéma américain d'horreur s'est fait une spécialité. Surgit en effet une sorte de joie salvatrice qui plus que par la thématique foncièrement violente - dans laquelle la question d'être ou ne pas être, d'en être ou ne pas en être torture les corps - vient des formes et des couleurs, de cette emprise d'une énergie qui lutte contre l'atrophie, l'immobilisation, la dégradation.
C'est là sans doute la "mesure de l'excès", le paradoxe et la force insubmersible et subversive de l’œuvre. Plus que par sa puissance de "document" ou de cauchemar, celle-là inquiète et déstabilise par le tremblement des formes. Les convulsions nous forcent à voir un jamais vu qui ne se résume pas seulement à l’écorce apparente de l'atrocité. La déformation signifiante, en effet, pousse à d'autres découvertes moins spectaculaires mais plus spectrales.

Travaillant à l'éponge, au chiffon, labourant les traits, écorchant les parties saillantes des visages et des corps, le peintre est celui qui a le mieux mis à bas la dichotomie toute relative et bien désuète figuration/abstraction, il est celui qui a sorti l'ombre de la tanière des images toutes faites. Rappelons-nous à ce propos son aveu (et même si le peintre ne pensait pas, et pour cause, à ce que nous connaissons aujourd'hui) a propos de la virtualité de nos univers : "Nous vivons presque toujours derrière des écrans - une existence voilée d'écrans. Et je pense, quelques fois quand on dit que mes œuvres ont un aspect violent, que j'ai peut-être été de temps en temps capable d'écarter un ou deux de voiles ou écrans."

Jean-Paul Gavard-Perret

Yves Peyré, Francis Bacon ou la mesure de l'excès, 240 x 290, Gallimard, septembre 2019, 336 p.-, 49 €
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