Barrès : "Il faut être tout dans la vie"

Le dernier essai d’importance consacré à Maurice Barrès remontait à 2009. Il était signé de l’universitaire Jean-Pierre Colin qui, en une douzaine de tableaux, brossait un portrait que l’on devinait juste, dans la mesure où elle émanait d’un amateur circonspect. Dans la foulée, cet ouvrage apportait la démonstration – souvent contestée dans les milieux académiques – que l’on peut éprouver un enthousiasme sincère vis-à-vis d’un auteur sans foncièrement partager ses opinions ni ses préjugés.


L’admiration portée par François Broche à son sujet d’étude est quant à elle bien perceptible, mais c’est parce que le biographe ne s’y autorise aucun des aveuglements propres à l’hagiographe qu’il fournit à propos de l’auteur des Déracinés de précieuses clés de compréhension.


Cette nouvelle vie-Barrès permet donc d’appréhender un homme dans la complexité de ses débats intérieurs, de ses souffrances morales, des doutes qui l’assaillirent au long de sa carrière, ainsi que de ses élans, tous marqués par une intégrité sans faille. Professeur d’énergie, Barrès le fut, même si aujourd’hui nombre de ses vues semblent complètement obsolètes. Que ce soit en littérature ou en politique, il déploya une activité constante qui démontre a posteriori que « l’engagement » n’est pas né, comme on a encore tendance à le croire, entre deux pavés de Saint-Germain-des-Prés à la fin des années 40.


À lire cet ouvrage élégant dans sa prose comme délicat dans son approche, on revisite les images arrêtées, en premier lieu le vivace cliché du « Rossignol des charniers » de la Première Guerre mondiale. Barrès ne fut pas le chantre du sacrifice guerrier et le pousse-au-front que l’on prétend. Comme l’explique Broche, il fut peut-être le clerc de l’époque qui pensa le plus intensément aux disparus, aux victimes (civiles comme militaires), et qui éprouva dans l’intimité de son être la grande douleur qui s’abattait alors sur la France. Car on sait à quel point le Sol et les Morts sont indissociables dans sa pensée ; ceux qui périrent dans les tranchées, sous les obus ou les gaz, Barrès les intégra dès lors au vaste personnel du deuil que sa mémoire était comme prédisposée à porter. Et ils devinrent, sans la délectation sadique qu’on va jusqu’à lui prêter dans cette appropriation, ses Morts.


On glosera sans fin sur ce qui put amener cet homme à passer du Culte du Moi à celui de la Patrie, de la rédaction de L’Ennemi des lois à celle d’articles pour La Cocarde ; ou encore de l’admiration vouée aux anarchistes fin-de-siècle à celle qu’il porté au Général Boulanger. C’est que Barrès fut avant tout indépendant, et il se rangea d’ailleurs souvent sous cette étiquette lorsqu’il se présentait candidat à quelque élection. L’affirmation de liberté n’est pas une pétition de principe, encore moins une manœuvre tordue à visée cynique. Elle est consubstantielle à Barrès, qui préférait s’enferrer dans ses erreurs plutôt que de s’amender un tant soi peu, sous la pression d’un groupe, d’une faction ou d’une frange de l’opinion.


Son fantasme directeur fut à cet égard celui de la réconciliation. Réconciliation nationale, indispensable à transcender les querelles partisanes et les méprisables bassesses de la vie parlementaire. Réconciliation des cinq familles spirituelles de la France (catholiques, protestants, israélites, socialistes, traditionalistes), à travers l’union sacrée « [qui] n’a pas consisté à renier nos croyances ou bien à les reléguer dans une armoire comme un objet inutile dont on reparlerait plus tard. Elle ne comportait aucun oubli de ce qui fait vivre nos consciences, mais, au contraire, elle est née de ces croyances qui, par tout ce qu’elles ont de plus excellent, se rejoignent en profondeur. »

 

Broche évoque, avec les accents d’une authenticité qui sait demeurer pudique, les succès et les revers que connut cet homme. Solitaire, Barrès se targua de l’être, jusqu’à l’inconvenance de propos qui aujourd’hui sont inacceptables (ses terribles portraits de Dreyfus ou de Reinach) ; seul aussi, Barrès le fut, profondément, face à la dépouille des êtres chers que lui arracha le suicide et parmi lesquels il allait jusqu’à inclure ses rivaux politiques (sa peine à l’annonce du geste de Sautumier, sa révérence devant la dépouille de Jaurès).


Si l’ouvrage de Broche « ne cache rien des erreurs [ni des] égarements » de Barrès, comme annoncé en quatrième de couverture, il faut admettre que la critique du personnage n’est guère poussée. Mais n’en pleut-il pas en suffisance, de ces brûlots à retardement dont les courageux auteurs se plaisent à décocher des coups pieds à des statues depuis longtemps désoclées ? Alors, à qui voudra entrer en connivence avec un Lorrain mystique, un tempérament courageux et passionné, bref un Homme libre, qu’il s’empare de ce livre sans hésiter : il ne sera pas déçu du dialogue.


Frédéric Saenen


François Broche, Vie de Maurice Barrès, Bartillat, septembre 2012, 350 pages, 23 €

2 commentaires

Barrès s'est souvent trompé mais, de de Gaulle à Blum, tous furent barrésiens. Il convient donc de relire et d'étudier cet auteur.

Quiconque s'intéresse au grand style sait qu'il y a Chateaubriand et Barrès