"Le Cahier noir" de François Mauriac

Soumission impossible


Bien qu’il date du début des années quarante, Le Cahier noir de François Mauriac n’est pas jauni. La réédition de ce bref essai un peu inachevé, rédigé en 1941 et publié en 1943, a tout naturellement sa place dans notre période présente, qui, au milieu de remous divers, ne cesse de s’interroger sur l’art et la manière de définir et de défendre une nation.


Il n’est pas interdit de penser qu’il faut chercher l’origine de la vocation d’écrivain de François Mauriac dans un chapeau : « Je ne me suis jamais accoutumé à ce malheur de n’avoir pas connu mon père. J’avais vingt mois lorsqu’il est mort (…) Je ne me rappelle pas mon père ; mais je me souviens du temps où ses traces étaient encore fraîches ; et quand ma mère ouvrait l’armoire de sa chambre, je regardais, sur la plus haute étagère, un chapeau melon noir, “ le chapeau de pauvre papa ”. »


Continuer à faire exister ce qui n’est plus, faire, comme le fait ce chapeau, d’une absence une présence, n’est-ce pas, au fond, la source même et la première mission de la littérature ? On ne trouve guère de page chez Mauriac pour nous expliquer que c’était mieux avant, puisque, pour qui sait voir, avant est toujours présent maintenant. Il est même des cas où il convient de se battre pour détruire cet avant, car il n’a pas toujours été glorieux. « Adolescent, j’ai fait de Dieu le complice de ma lâcheté ; qui sait si ce n’est pas là le péché contre l’Esprit ? »


Cette dialectique de la griffe du passé hante la totalité du Cahier noir, texte réédité aujourd’hui chez Bartillat, et complété par un choix de pages écrites elles aussi sous l’Occupation. Texte politique courageux, audacieux, que Mauriac ne put d’ailleurs publier en ’43 que sous un pseudonyme (« Forez »), mais texte également religieux, puisque, comme on vient de le voir, il ne saurait exister chez Mauriac de foi sans risque. Qui lit ce texte sans connaître son auteur ne devinerait jamais que celui-ci était un homme presque sexagénaire (Mauriac était né en 1885). Erreur excusable, voire justifiée : Mauriac avait choisi de tuer en lui l’adolescent qui avait mis sa foi « en pilotage automatique » pour qu’il cède sa place à un adolescent en colère, étant entendu que cette colère était celle de l’optimisme.


Une correspondance de Mauriac avec l’écrivain anglais Charles Morgan ‒ auteur qui eut son heure de gloire avec des ouvrages tels que le roman Sparkenbroke ‒ nous indique en effet que le premier titre envisagé pour ce Cahier noir, au début de sa rédaction, en 1941, était Lettre à un désespéré pour qu’il espère. Quand il est de bon ton, quand il paraît « raisonnable », après la défaite qui a frappé le pays dès ‘40, d’admettre que la France est vaincue et qu’il faut, même si on ne le dit pas en ces termes, la « solder » si l’on veut encore en tirer ou en garder quelque chose, Mauriac se rebiffe. Il sent, il sait que sous cette France déchue reste toujours présente la grande France qu’il a connue avant, et que cette France ne demande qu’à se redresser et qu’à revenir au jour. Évidemment, comme les cartes ont été brouillées, il est difficile de la distinguer nettement, mais ce Cahier noir et les textes qui l'accompagnent portent la lumière qui va permettre de retourner les cartes et de les remettre dans le bon ordre. Mauriac constate tout simplement que la réalité n’est pas ce qu’elle paraît être ou qu’on voudrait nous faire croire.


Il s’agit, dites-vous, de sauver la nation ? Curieusement, bien des internationalistes (mais si, vous savez bien, ces adeptes de la lutte finale et du sauvetage du genre humain…) ont déployé pour défendre celle-ci une énergie et un courage qu’on chercherait en vain chez ceux-là mêmes qui se piquent d’être ses champions. Car, alors même qu’ils prétendent sauver les meubles, c’est la totalité du domicile que le Maréchal et ses amis offrent à l’ennemi. Si ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est plus grave encore : de la bêtise, tout simplement. Quelque chose nous dit qu’il n’est pas sûr que Mauriac ait éprouvé une sympathie débordante pour les juifs, mais il se déchaîne contre ces antisémites, finalement très naïfs, qui s’imaginent qu’il suffira de livrer des juifs à l’ennemi pour effacer les difficultés de la France. Car trahir autrui, c’est toujours, en définitive, se perdre soi-même : « Quand le gouvernement de Monsieur Pétain souscrit aux lois raciales, livre à la Gestapo les étrangers qui avaient cru en la parole de la France, quand le bourreau nazi trouve dans la police de Vichy, parmi les hommes de Doriot, de Darnand, assez d’aides et de valets pour n’avoir presque plus besoin de se salir les mains lui-même, qui pourrait feindre de ne pas voir que c’est d’une trahison, ou plus précisément d’une apostasie que ces misérables chargent la conscience de cette personne, de cette âme vivante : la nation française ? »


Et comme la meilleure arme contre l’hypocrisie ou la mauvaise foi reste l’ironie, Mauriac ne manque pas, ailleurs, de remercier sincèrement les collabos : l’acharnement avec lequel ils s’appliquent à détruire la France, sa France, est la preuve même que celle-ci est toujours vivante.


En lisant le passage en question et bien d’autres, on se prend à voir en Mauriac un fils, sinon un frère jumeau de Dreyfus. Car, lors de sa dégradation, autrement dit pendant qu’un officier lui arrachait ses épaulettes, faisait sauter ses boutons et brisait son épée, Dreyfus ne cessait de crier : « Vive la France ! Vive l’armée ! » C’est dans ce genre de cas qu’on sent bien, sans être farouchement platonicien, qu’il est des idéaux capables de terrasser la réalité.


FAL



François Mauriac, Le Cahier noir et autres textes de l’Occupation. Édition établie, présentée et annotée par Jean Touzot,  Bartillat, nov. 2016, 12€.

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