François Rabelais (1483-1553), prêtre et médecin, précurseur du roman réaliste et satirique. Biographie de François Rabelais.

Traduire, transposer, adapter : à propos de Rabelais, du cinéma, de Tarzan et de Superman

Lost in translation

Quand le français de Rabelais devient langue étrangère pour les Français eux-mêmes, il convient sans doute de le traduire. Mais la tâche est difficile si l’on veut éviter de tomber dans le piège de ces traductions qui ne s’éclairent que lorsqu’on se reporte au texte original.

Les traducteurs de grands textes classiques ne manquent jamais de solliciter la compréhension et l’indulgence du lecteur dans une note où ils rappellent que la traduction est une entreprise par définition désespérée, puisqu’elle entend concilier le même et l’autre. Mais cette très rituelle captatio benevolentiae prend de façon inattendue l’allure d’une série d’invectives (ou peu s’en faut) dans l’édition bilingue des Cinq Livres des faits et dits de Gargantua et Pantagruel récemment publiée chez Quarto Gallimard. Marie-Madeleine Fragonard ordonne sèchement au lecteur de se taire s’il ne comprend pas tout : comprend-il tout aux échanges des truands dans un film de Tarantino ? A-t-il la naïveté de croire que les sous-titres qui lui sont proposés, pour quelque film que ce soit, sont bien fidèles ? Et que dire du salmigondis de ces modes d’emploi qui accompagnent tous ces appareils électro-ménagers fabriqués à l’autre bout du monde ? Il faut avoir en tête que ce qui est incompréhensible chez Rabelais aujourd’hui l’était souvent déjà pour les lecteurs de son époque.

On pourrait objecter à Madame Fragonard que le propre de toute œuvre d’art est de n’être jamais totalement compréhensible pour ses contemporains, puisque l’art est et doit être, par définition, en avance sur son époque, mais que le temps a normalement pour effet de rendre sa nouveauté plus accessible, plus claire, en un mot classique. Certains concertos pour violon de Paganini avaient été dédaigneusement rejetés comme « techniquement injouables » par de grands virtuoses au XIXe siècle ; ils font aujourd’hui partie du répertoire « courant ».

Évidemment, il y a dans le cas de Rabelais un élément qui vient compliquer les choses à souhait quand on entreprend de le traduire ‒ le caractère à la fois très proche et très éloigné de sa langue. Quand on s’attaque à Cicéron et qu’on entend le proposer au public français contemporain, au moins les choses sont claires : pour 99% de la population, la V.O. est parfaitement inaccessible. Il ne convient donc pas de refaire uniquement la façade ; il faut tout reconstruire. Pour la Chanson de Roland, il n’y a pas non plus beaucoup de place pour les états d’âme : c’est de l’hébreu pour le lecteur moyen. Il convient donc de traduire, même si l’on perd en chemin la « chanson » proprement dite. Mais Rabelais est l’un des écrivains qui ont inventé la langue française moderne et il présente donc l’ambiguïté qui s’attache aux origines. Oui, proximité lointaine. Même les khâgneux se cassent souvent les dents sur sa prose, ne serait-ce que pour des questions de ponctuation : si l’on ignore par exemple qu’un point-virgule au XVIe siècle équivaut bien plus à une de nos virgules fortes qu’à un point, on se heurte à des phrases apparemment sans queue ni tête. L’allègement systématique des notes ces trente dernières années dans les « petits classiques », déterminé au départ par la volonté de ne pas traumatiser les élèves, a eu souvent des conséquences très fâcheuses. Nombre de candidat(e)s au baccalauréat sont persuadé(e)s que le « superbe ennemi » de Phèdre devait être un garçon particulièrement sexy. Ce qui n’est d’ailleurs pas impossible, mais en l’occurrence hors sujet.

Donc, puisqu’il le faut, traduisons Rabelais. Toutefois, la nature particulière et délicate de cette opération franco-française fait qu’on préfère parler de translation plutôt que de traduction. Comment, en effet, distinguer dans la langue de Rabelais ce qui lui est propre et ce qui relève de la langue de son époque, puisque, répétons-le, c’est lui qui, dans une très large mesure, crée cette langue ? Certes, on se doute bien que les catalogues interminables (et assommants) dont il émaille certains de ses chapitres sont de son cru, mais que dire face au mouvement, au souffle étrange de certaines phrases ? S’il convient de saluer le travail gigantesque que représente l’édition de ces Cinq Livres, il faut bien dire aussi qu’il se dégage souvent de la version « moderne » un véritable malaise, qui conduit le lecteur à jeter un coup d’œil sur le texte original, lequel, paradoxalement, paraît plus cohérent, moins biscornu. Nous nous bornerons ici à citer la V.O. et la « V.F. » de quelques lignes du célèbre chapitre du Tiers Livre consacré à la question du mariage, et dans lequel est développée l’idée qu’un homme doit tout à la fois prendre femme et ne pas prendre femme.

V.O. : Je interprete (dist Pantagruel) avoir et n’avoir femme en ceste façon : que femme avoir, est l’avoir à usaige tel que nature la créa, qui est pour l’ayde, esbatement, et société de l’home : n’avoir femme, est ne soy apoiltronner autour d’elle : pour elle ne contaminer celle unicque et supreme affection que doibt l’home à Dieu : ne laisser les offices qu’il doibt naturellement à sa patrie, à la Republicque, à ses amys : ne mettre en non chaloir ses estudes et negoces, pour continuellement à sa femme complaire. Prenant en ceste maniere avoir et n’avoir femme, je ne voids repugnance ne contradiction es termes.

V.F. : J’interprète (dit Pantagruel) « avoir et n’avoir pas de femme » de cette façon : qu’avoir femme, est l’avoir à l’usage où la nature la créa, qui est pour l’aide, plaisir et société de l’homme ; n’avoir pas de femme, est ne pas se ramollir autour d’elle, et ne pas compromettre pour elle cette unique et suprême affection que l’homme doit à Dieu, ne pas délaisser les offices qu’il doit naturellement à sa patrie, à la République, à ses amis, ni mettre ses études et ses affaires en nonchaloir pour complaire continuellement à sa femme. En prenant de cette manière « avoir et n’avoir pas de femme », je ne vois pas de répugnance ni de contradiction dans les termes.

On ne saurait nier que la seconde version éclaire certains passages de la première. Il n’en reste pas moins qu’elle présente des bizarreries ou obscurités de construction et de vocabulaire qui risquent de déstabiliser le lecteur le mieux intentionné : à l’usage où ? société de l’homme ? autour d’elle ? les offices ? en nonchaloir ? répugnance ?

Bref, s’il faut avoir ce livre dans sa bibliothèque, c’est pour son dictionnaire d’une centaine de pages, dû à Mathilde Bernard et à Nancy Oddo, sur les réalités et les idées de l’époque de Rabelais et pour son index, mais beaucoup moins pour les sept cent pages de traduction qui sont pourtant censées constituer son intérêt majeur. Pour lire Rabelais, la meilleure solution consiste, encore et toujours, à utiliser les éditions telles que celle du Livre de Poche où chaque page de texte est accompagnée d’une page entière de notes « en regard », que l’on consultera ou que l’on ne consultera pas, suivant ses besoins.

L’ouvrage de Jean Cléder et Laurent Jullier intitulé Analyser une adaptation ‒ Du texte à l’écran, et publié chez Flammarion dans la collection Champs/Art, n’a que peu de rapport avec Rabelais, mais on retrouve d’une certaine manière les questions qu’on vient d’évoquer, puisqu’il s’agit, là encore, de transposition. On ne découvrira nulle part le secret de la pierre philosophale qui permet de métamorphoser une œuvre littéraire en un film, mais, outre le fait qu’il n’est pas mauvais de rappeler à certains oublieux que le texte reste encore l’une des bases fondamentales du torrent d’images qui défile chaque jour devant nous, les analyses proposées permettent de mieux comprendre ce qui fait la force d’une phrase ou le sens d’un plan. On regrettera toutefois que l’idéologie de l’ouvrage rappelle trop souvent celle des Cahiers du cinéma version seventies, avec à l’occasion des schémas P1 + P2 + P3… qu’on aurait cru depuis longtemps remisés au fond des oubliettes du château. On eût préféré un plus grand soin apporté aux illustrations, délavées et presque toujours de la taille d’un timbre-poste, au sens littéral du terme ‒ on y cherche parfois en vain l’accessoire si important signalé dans la légende qui les accompagne. Et on eût aimé aussi un peu moins de snobisme. Inutile de chercher Macbeth dans l’index (alors même que le cinéma a dû en proposer quatre ou cinq adaptations dans la décennie qui vient de s’écouler), et Hamlet fait tout juste un passage éclair. Longue dissertation sur le Tintin de Spielberg, qui reste l’un des films les plus maladroits de ce réalisateur, mais rien sur Tarzan ou Superman, qui pourtant occupent une place importante sur les grands et petits écrans depuis des décennies. Très peu de chose sur Simenon (Maigret est oublié au profit de L’Aîné des Ferchaux). Rien évidemment sur James Bond, pourtant héros de romans à l’origine. Et, lorsqu’on s’intéresse au mouvement inverse, autrement dit aux textes qui ont pu naître à partir de films, on préférera s’attarder sur une obscure adaptation en vers d’un film de Godard et omettre les centaines de romans que La Guerre des étoiles de George Lucas a pu engendrer. Qu’on nous comprenne bien : cet essai sur les rapports entre les mots et les images ne laisse pas d’être très enrichissant, mais il a tendance à oublier que l’une des caractéristiques majeures du cinéma est d’être un art populaire.

FAL

> Rabelais, Les Cinq Livres des faits et dits de Gargantua et Pantagruel. Édition intégrale bilingue, sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard avec la collaboration de Mathilde Bernard et Nancy Oddo. Adaptation de l’ancien français par Marie-Madeleine Fragonard. Quarto Gallimard, janvier 2017, 32 € 

> Jean Cléder et Laurent Jullier, Analyser une adaptation ‒ Du texte à l’écran, Champs/Art, Flammarion, juin 2017, 15 €

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