Raisons et pulsions, l’art de Hans Baldung Grien

A seulement voir cet autoportrait, exécuté en 1501, quand il a donc environ 17 ans, on pressent qu’il s’agit d’un artiste original et prometteur. Choix calculé d’un fond vert dégageant le travail de la main, contours précis structurant l’essentiel du visage qui apparaît sous une coiffe rehaussée par un semis de petites taches blanches, un regard assuré, un modelé venu de fines hachures, certaines roses, Hans Baldung impose en synthèse ce qu’il saura développer et mettre en valeur à l’avenir.
L’inédit de la composition, le traitement personnel du sujet, le raffinement des ombres, une certaine ambiguïté faite d’intelligence, de sagacité, d’humour sont déjà présents et comme en puissance. Sans parler de cette vérité psychologique qui émane de l’ensemble de la tête et s’ajoute à l’érudition héritée de sa famille.

Cette œuvre accueille le visiteur au seuil d’une immense exposition, la première rétrospective d’une telle envergure organisée depuis celle de 1959. Il est évident que la connaissance de cet élève que l’on savait être le plus talentueux de Dürer a progressé, de nouveaux angles d’études sont adoptés, des redécouvertes sont faites. C’est le cas de ce tableau très dégradé à la suite d’un incendie survenue en 1947, La Lapidation de Saint Etienne, panneau réalisé en 1522 probablement pour le cardinal Albrecht von Brandenbourg, archevêque de Magdebourg et de Mayence, qui va être restauré.
On peut observer le projet dans une des salles de l’exposition actuellement en cours au musée de l’Œuvre Notre-Dame, à Strasbourg, ville liée de près à l’existence du peintre et où la Réforme, introduite progressivement, réduira ses commandes. Baldung Grien exécutera en 1520 un portrait de Luther, à partir de celui de Cranach l’Ancien.

 

Auprès d’Albrecht Dürer, le maître sans égal, Hans Baldung se forme mais de par son caractère indépendant, il s’émancipe des influences entre autres de Cranach et Jan Gossaert (Jan Mabuse), et prend vite rang parmi les plus éminents noms de la peinture de la Renaissance allemande, Albrecht Altdorfer, les Cranach, Matthias Grünewald, Michael Wolgemut. Véhémence et douceur, spiritualité et paganisme, pour suivre et apprécier l’œuvre de Hans Baldung, il faut allier les contraires et accepter la dualité permanente qui la sous-tend. Ses talents multiples témoignent de ce qui en fait la richesse et la variété.
Peintre notoire, (il a réalisé 85 peintures connues, précise le commissaire et conservateur, Holger Jacob-Frisen), il est aussi graveur, avant tout sur bois, illustrateur et vitrailliste et plus remarquable encore, dessinateur accompli, virtuose, constamment inventif, maniant avec autant de précision que de fantaisie la pointe d’argent. Pour preuve les 110 dessins du « Livre de Karlsruhe », ouvrage précieux s’il en est, trésor de la Kunsthalle de Karlsruhe. Passer en revue une à une les feuilles de ce petit volume, se pencher sur ces visages sereins, ces vues citadines, ces études de flore, ces esquisses délicates de bâtiments, ces paysages qui se succèdent, admirer les détails parfois minuscules, repérer les motifs qui seront repris ailleurs, suivre la pensée créatrice de leur auteur constitue un rare moment d’enchantement.

 

Sans aucun doute, ce qui se révèle unique et dominant chez cet artiste au fil du temps est cette alternance d’élans poussés jusqu’à la passion entre les sujets les plus étonnants, les centres d’intérêt qui divergent, les manières d’aborder un propos et de le traiter de manière nouvelle. Chez lui, il y a un temps pour le sacré, un autre pour le profane, un temps pour la religion catholique, un autre pour le protestantisme, un temps pour la chair exaltée et exposée à la dérision, un temps pour le corps féminin célébré, un temps pour la raison que manifestent ces têtes d’hommes dignes, élégamment vêtus, savants dans leur domaine, dignitaires reconnus, comme celui de Jan Vermeyen (sur panneau de chêne, vers 1540), un temps pour la pulsion qui mène les sabbats, un temps pour ces Christ douloureux et ces Vierges souriantes. Il faut admirer l’arrière-plan de La Crucifixion de 1512, où se dresse un impressionnant décor de montagnes et rester devant son chef d’œuvre, le retable de Fribourg-en-Brisgau, ville où il séjourne environ cinq ans, pour en relever les multiples prouesses.  

 

L’écart est grand entre ces saints apôtres (admirable graphisme de la gravure sur bois de Saint Thomas, vers 1519) et ces sorcières ou ces étalons, comme si le moment de l’offrande qui ennoblit se partageait avec celui du désir qui envahit puis damne le destin de ces malheureux livrés à la furie des flots, ce que l’on voit non sans effroi pour eux dans Le Déluge, (panneau de tilleul, 1516). « Dans le ciel se déploie toute la maîtrise coloriste du peintre. La palette va du noir très dense des lourds nuages de pluie au jaune clair étincelant de la lumière perçant à travers ces mêmes nuages ».
Baldung Grien reprend ici la tradition iconographique venue notamment de la gravure de Francesco Rosselli. Ce temps de la luxure et des plaisirs charnels, le sablier des jours va le corrompre et le rompre. La fascination de Baldung Grien pour cette fuite irréversible du temps qui mène la danse humaine au rythme des rictus des sorcières est telle que le pinceau n’épargne rien des affres de ces femmes que la mort poursuit et agrippe (Le Cavalier, la jeune fille et la mort, 1498/1508). C’est bien les divinités grecques Eros et Thanatos, qui ont présidé à la conception de ces tableaux fantastiques.

Le monde de Hans Baldung Grien est celui de l’imagination. Il sait comment attirer l’attention du spectateur, la captiver, il a la dextérité qu’il faut pour le prendre à témoin. Par des yeux  tournés vers le coin, par des alliances de feu et de paix, par des contrastes saisissants de formes et de couleurs, des allusions qui glacent le sang, des scènes puissantes, des économies de traits, des effets de profondeur que chacune des gravures manifestent. Baldung Grien « prouve le talent qu’il a pour fixer sur l’image l’intensité dramatique d’un instant, si bref soit-il ». Pour tout dire, son œuvre  allie le temps du maniérisme et celui de l’expressionnisme, deux extrêmes d’un style qui tantôt se rejoignent,  tantôt se séparent en restant sur le socle humaniste.

 

En 1544, il signe de son monogramme un curieux travail, le dernier de sa carrière, surprenant à la fois par la fluidité de la ligne, l’originalité du sujet, l’individualisation de ce qui serait une allégorie de sa mort. Grâce à la technique éblouissante qui gère les perspectives et les volumes, cette rencontre dans un espace parfaitement construit entre un homme allongé et pris en un raccourci digne de Mantegna, un cheval à l’œil dur, une sorcière en furie, une licorne sur un écusson, une fourche abandonnée, suscite toutes les interrogations.
Qu’avait-il en tête ?
Hans Baldung Grien, délibérément, ne donne pas de réponse.

 

 

Dominique Vergnon
 

Sous la direction de Holger Jacob-Friesen, Hans Baldung Grien, sacré-profane, 476 illustrations, 250 x 310, édition Deutscher Kunstverlag, janvier 2020, 45,65 euros

Frank Muller, Hans Baldung Grien, entre christianisme et paganisme, 71 illustrations, 240 x 300, éditions du Signe, 2019, 180 p.-, 30 euros

www.kunsthalle-karlsruhe.de; www.musees.strasbourg.eu;  jusqu’au 8 mars 2020 

 

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