Les drôles de Confessions de Frédéric Beigbeder

Je n’ai pas passé mon chemin et ai aimé les cinq pistes de ce littéraire rousseauiste. Cherchant à comprendre toujours plus, j’ai lu ces confessions avec vigilance et ai percé des points de désaccords. J’aime cette liberté et ce phosphore qui émanent depuis toujours des livres de Frédéric Beigbeder et ce côté politiquement incorrect qui le distingue. Parce qu’il n’est ni binaire, ni sectaire, je me régale toujours autant de ses prises de risques qui refusent le formatage, et les contrastes qui le signent.
Point fort : il cherche à se renouveler en permanence. Il y a beaucoup d’énergie dans ces Confessions où personne n’est épargné, surtout pas lui. Les réflexions contemporaines qui le composent disent toute son ambivalence, la zone grise qui le fait, le révèle, comme se précisent de livre en livre les angles morts de son histoire et de sa vie. Il y a quelque chose de théâtral dans cette écriture-ci qui procède par quelques coups d’éclat. Se superposent les scènes de sa mise à nu, et d’inédits rebondissements. Se déploient des exercices de réhabilitation, une quête de rédemption fort touchantes. Le souci de rechercher l’unité est rassurant, même si, à mon goût, il joue trop sur tous les tableaux. Ses paradoxes qui le font le défont aussi. J’ai pointé des amalgames, des raccourcis douteux, parfois des contre-vérités que même un humour vaillant ne parvient à dissiper.
La piste sur la cocaïne m’a beaucoup plu. Il en parle avec émotion et une certaine malice. J’y ai vu des accents sacrificiels. Comment être indifférent à une telle confession ?  Il faut avoir une sacrée résistance pour faire à la fois oublier d'où on vient, simuler un autre personnage, avoir des désirs tentaculaires jamais réellement assouvis, chercher à être (quelqu'un) tout court, se prendre pour une rock-star, et reconnaître de façon décomplexée la nécessité salvatrice d'être sans cesse rattrapé par son éducation ! C’est un parcours périlleux mais ô combien riche et galvanisant !  
Je ne pouvais pas non plus être indifférente au très beau texte sur le Refuge. Je n’ai jamais oublié le livre avec Jean-Michel Di Falco. En 2004, Beigbeder passait déjà d’un univers à un autre avec une facilité déconcertante. J’étais allée le voir avec mes parents dans une librairie bordelaise, nous ne nous connaissions pas encore. Confronté à deux prélats, l’archevêque de Bordeaux et l’évêque de Gap ainsi qu’à son éditeur, il nous avait impressionné. Mes parents avaient beaucoup ri et je n’oublierai jamais mon cher père me disant : "Je comprends pourquoi cet écrivain te plaît. Sa liberté de ton, ses airs baroques, son classicisme, il pourrait être de notre famille".
En 2008, alors président de la Foire du Livre de Brive, Beigbeder avait lu un jour de novembre ses auteurs préférés dans la Chapelle Saint-Libéral. Oui, j’aime beaucoup cette iconoclastie. Sans doute parce que je viens du même milieu hétéronormé, bourgeois, catholique, conservateur où les gens sont blancs de peau. La cathophobie que l’auteur évoque, je dois dire que je la ressens et la subis en région francilienne. Par ce texte tout en nuances et en émotions, j’ai repensé aux messes en latin auxquelles j’avais assistée adolescente, à Ligugé. J’apprécie aussi me sentir en paix dans des monastères augustiniens : quitte à être dépassée, autant que ce soient par les signes émanant de Dieu. À Lagrasse, pas de fêlure qui sert d'alibi, dit l’auteur spirituel. C’est le retour à l'essentiel, à un mysticisme salutaire. Comme j’approuve cette phrase, pleine de bon sens ! Mon libertarisme a besoin d’être compensé par une ascèse. Ce chapitre est somptueux.
Les considérations sur la colonisation et les propos sur la guerre en Ukraine sont bienvenus dans le chaos structuré. Au tout début du conflit, j’avais apprécié la présence de Beigbeder en soutien à l’Ukraine au Théâtre Antoine. Avec un ton décalé, il avait rendu hommage aux artistes ukrainiens et russe. Là, je suis restée plus en retrait sur le reste des considérations : les ambiances potaches, la discipline inhérente au service militaire, la solidarité entre hommes et la rudesse de tous les entrainements physiques.
Les deux autres chapitres m’ont agacée. Bien sûr, je comprends cette profonde blessure de retrouver un extérieur de domicile spolié jonché de tags, d’injures, d’insultes. Hélas, c’est ce que vivent les députés de ce pays qui pour un vote "qui ne passe pas" retrouvent leurs circonscriptions littéralement souillées. Mais alors, quelle mouche a piqué l’auteur pour rentrer dans ce jeu idiot du concours victimaire ? On dirait quelqu’un qui, réclamant sa quote-part de victimisation, a peur d’être toujours nié. On dirait une scène de jalousie mal placée. Nous avons tous été victimes un jour ou un autre de blâmes, de coups répétés, de punitions physiques. Oui, et alors ? En quoi ça gêne de considérer qu’il y a malheureusement des êtres qui subissent plus encore que d’autres des atteintes répétées à leur intégrité physique ? Qu’il est des traumas indélébiles subis par des femmes (et hommes) victimes de viols, d’incestes ? Le nombre d’incestes, de meurtres, de femmes poignardées, brûlées vives et démembrées, après avoir été violées, doit tous nous interroger.
J’ai bien aimé les propos sur le wokisme. Ils sont exacts. Les tentatives actuelles de censure sur les œuvres d’art, et une volonté de criminalisation rétroactive des œuvres sont bel et bien en cours. Il flottait depuis un certain temps un fantasme de purification de tout langage artistique. On ne sait plus ni comment ni où arrêter cette machine infernale qu’est ce révisionnisme culturel, cette cancel culture. Je ne vois pas pourquoi la responsabilité de ces tentatives de museler et d’effacer devraient toutefois être injustement imputées aux féministes. S’il y a bien des gens que la société veut anéantir, déconstruire, rendre invisibles et réduire au silence, ce sont les femmes. Clairement, les mâles de ce pays, fussent-ils hétéronormés, n’ont pas grand-chose à craindre. Le système tel qu’il est pensé les favorisera toujours. Ce n’est pas le cas de leurs semblables femmes, surtout celles qui s’opposent aux discours institutionnalisés, formatés par la doxa.
Je remercie Frédéric Beigbeder de citer le 3919 et les chiffres exacts des violences, au début de son livre. C’est un vrai bon point auquel je suis sensible. J’ai fait partie des militantes qui ont œuvré à la rédaction et à l’élaboration du Grenelle des violences conjugales sous la houlette de Marlène Schiappa, alors Secrétaire d’État à l’Égalité. Cependant, contrairement à ce que Beigbeder semble croire, il apparait que les hétérosexuels minimisent totalement les crimes odieux, les violences sexistes et sexuelles. Les hommes ne sont jamais du côté des victimes. Jamais. Ils constatent, ils s’époumonent, ils se questionnent éventuellement, souvent pour se donner bonne conscience mais jamais ils ne luttent à nos côtés.
En ce qui concerne #MeeToo  souligné à plusieurs reprises, il ne saurait y avoir de oui, mais. Beigbeder a bien compris qu’il s’agit d’un mouvement historique d’émancipation des femmes qui a eu le bénéfice de mettre au grand jour la quantité saisissante d’agressions sexuelles. Surtout, #MeeToo nous questionne sur la libido, sur notre rapport à l’altérité, et au corps de l’autre. L’auteur sait combien #MeeToo est un frémissement qui acte enfin une révolution, afin de faire sortir les femmes et les hommes victimes de violences sexuelles et sexistes d’une forme d’asymétrie, et d’où émerge ce refus de réduire l’autre à son corps.
Mais dans ces Confessions qui ne peuvent qu’encourager le dialogue et les franches discussions, il ne dit pas que #MeeToo est un mouvement profondément mixte, qui refuse le principe de division des femmes et s’emploie à rallier les hommes à leur cause. C’est dommage. Non, lui semble dire que #MeeToo n’a généré que des frustrations chez les hommes qui ne se sentent plus autorisés à exercer leur gouvernance. J’espère me tromper. Normalement, #Mee Too ne fait pas peur ou/et ne doit pas faire peur aux hommes. Il ne fait peur qu’aux prédateurs. Car la parole des hommes s’est libérée autant que la nôtre. Là où le bât blesse, c’est qu’en réponse à #MeeToo, les violences des hommes se sont, elles, démultipliées. D’où un vrai sentiment de rupture, fut-il incompréhensible pour toutes les parties en présence.
À ce cher Frédéric Beigbeder, grand frère de lettres et frère d’adoption, je tiens à dire que #MeeToo n’est pas son ennemi. À moins que les traumas des plaignantes terrifiées par l’impunité qui est ainsi affichée de la part d’une société profondément antiféministe et d’une justice qui fait la part belle aux agresseurs, pose réellement problème. Précisons que la culture du viol et la conscience de classe pour soi sont les privilèges sur lesquels s’arc-boutent les défenseurs des agresseurs. Seules les victimes réfléchissent aux raisons profondes qui font qu’elles décident plus souvent de se taire. Se taire par peur de déranger, de n’être pas entendues, de décevoir, d’augmenter l’humiliation, et de perdre plus encore. Il me semble que le premier geste nécessaire est ce travail commun de bon recueillement de la parole. Et que l’ensemble du corps social, qui va de la famille aux institutions les plus en place, travaille à lever la chape de silence qui pèse sur les victimes. Et aussi, sans doute, parfois, sur les agresseurs. L’éducation est là plus en jeu que l’excès de surveillance.
Je ne connais aucune féministe qui ait bafoué la présomption d’innocence. Nous servir la soupe de la présomption d’innocence est encore une tactique de dominants au service de la violence patriarcale. Qu’il est difficile par contre de reconnaître que toutes les victimes connaissent cette inique présomption de culpabilité et de consentement dont les accable la société toute entière.
Le dernier chapitre ressemble à un petit manuel d’érotisme masculin pour les nulles. C’est l’histoire du jouisseur hédoniste qui refuse de perdre ses privilèges hétéronormés. C’est une leçon de mansplaning qui dit le pouvoir écrasant de la domination du désir masculin. Les femmes ne sont donc que des sujets dignes d’être asservis ? Quelle noblesse y a-t-il à se sentir tutellée ou prise entre les mailles du filet de l’esclavagisme moderne que représente la séduction ? En quoi devrais-je accepter d’être assujettie à un pouvoir si omniscient ?
Je désapprouve cette culture du viol même virtuelle et ne veux en aucun cas être soumise à ce jeu immature du "ni oui, ni non" ni à un semblant d’entretien d’embauche... Sans doute les hommes ne sont-ils pas tous des violeurs mais il est alors à souhaiter que 95% d’entre eux aient lu Camus et savent qu’un homme, ça s’empêche. Malheureusement, le trop faible nombre d’hommes galants, amoureux, tendres et gentils ne parviendra jamais à inverser la tendance lourde. On sait que la société engendre des comportements grégaires de plus en plus violents et qu’un nombre inconséquent d’hommes ne sait pas maîtriser ses pulsions, comme le prouvent les chiffres exorbitants des féminicides.
Je désapprouve l’usage du mot néoféminisme qu’emploie Frédéric Beigbeder à l’égal de ceux qui s’en servent pour décrédibiliser toutes les féministes. Ce mot doit être fustigé, il n’existe pas. Les femmes que les hommes visent, méprisent et accablent par ce terme impropre et odieux ne sont ni plus ni moins activistes et radicales que celles qui les ont précédées, et je ne citerai ici que le nom de notre regrettée Gisèle Halimi. Les néo-féministes ont toujours droit à une déferlante d’accusations et d’insinuations déplacées, d’allégations mensongères, y compris de certaines femmes qui, elles, seraient des vraies féministes. Le nombre de tentatives d’intimidations condescendantes, qui fleurent bon le paternalisme, à travers lequel un dédain supérieur s’est déployé, est assommant. On démasque une épatante volonté de dominer, d’accuser injustement en des termes impropres, ce qui ne manque pas de rappeler le fameux patriarcat tant dénoncé.  Dans la suite hypocrite et de mise au pas, il faut rappeler le  féminisme affiché de certains hommes en société qui, les portes fermées, font valoir de manière désinhibée une position de domination.
Je sais aussi qu’il n’y a pas de guerre des sexes sauf bien entendu pour ceux qui veulent à tout prix qu’il y en ait une. Les femmes ne demandent rien d’autre qu’une réparation des préjudices causés par des crimes qui ont porté atteinte à leur intégrité physique, et à leur intégrité morale. Quoi d’anormal ? 
Si les hommes pâtissent de ces situations inconfortables, c’est bien qu’il doit y avoir une raison, non ? Non, il n’est pas possible de dire que la révolution sexuelle s’est arrêtée en 2017. C’est faux.
Ne plus parler de liberté sexuelle est un non-sens absolu. Car c’est bien aux féministes que nous devons la liberté d’avorter, l’éducation sexuelle, la critique de la norme hétérosexuelle. Notre époque est en mutation avec une révolution sexuelle qui passe aussi par une querelle à propos des genres et qui est loin d’être achevée.
Je connais la fêlure fitzgéraldienne de Beigbeder. J’aimerais qu’il sache la mienne, les nôtres. Ce que nous vivons, nous, les féministes victimes de violences, ce n’est pas rien.
Comment nier que la domination masculine se perpétue depuis des millénaires dans beaucoup de sociétés humaines et qu’elle est difficile à attaquer en raison d’un schéma de domination qui a eu le génie de faire faire la grande partie de ses basses œuvres par les perdantes elles-mêmes.
Quoi qu’il en soit, en dépit de mes controverses, j’aime beaucoup la fin de ce livre : sur l’amour, il est optimiste. Ce qui est dit sur le mariage est amusant, virevoltant. Les propos sur la formation du couple hétérosexuel sont intéressants. Sur la course que mène notre monde et notre irréversible fuite en avant, il est lucide. Ce livre se termine mieux qu’il n’a commencé, tant mieux. Il est maintenant temps de rechercher l’égalité, l’unité, la paix entre les hommes et les femmes, avec des individus qui vendent leur cœur.

Laurence Biava

Frédéric Beigbeder, Confessions d'un hétérosexuel légèrement dépassé, Albin Michel, avril 2023, 176 p.- 19,90 €

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