La Culture générale par les films : ouvrage construit sur un principe louable, mais qui applique les méthodes mêmes qu’il prétend condamner.

Le Mécano de la culture générale

 

 

Y aurait-il eu cette affaire de la Princesse de Clèves, y aurait-il eu autant de discussions et d’invectives sur la définition et même sur la pertinence d’une épreuve de culture générale dans les concours des grandes écoles si la culture générale n’était devenue une notion à géométrie très variable ? Soyons honnêtes : sa géométrie a toujours été variable, dans la mesure où la culture est indissociable de l’histoire. A la fin du XIXe siècle, l’homme cultivé devait connaître l’allemand ; dans la seconde moitié du XXe siècle, ses petits-fils devaient étudier l’anglais. Et même les plus conservateurs d’entre nous ont tendance à oublier qu’il y a encore un siècle, les thèses de philosophie étaient rédigées en latin. Luc Ferry, qui rendait dans un article récent hommage à l’un de ses professeurs de Lettres classiques, et dont la culture est évidemment supérieure à celle de tout un  chacun, aurait-il été capable d’écrire spontanément des centaines de pages en latin comme l’avait fait un Bergson cinquante ans avant lui ? La culture, par définition, ne connaît pas de frontières.

            

L’ennui est que cette formule qui décrivait un idéal s’applique maintenant à la réalité. Il y a encore trente ans, il eût été aberrant d’interroger dans un oral un candidat sur le cinéma chinois ou  coréen. Mais aujourd’hui, quand n’importe qui peut se procurer sans difficulté toute une variété de films asiatiques, cette « exigence » n’est plus aussi absurde. D’ailleurs, comme la culture ne saurait exister sans transmission, le développement des moyens de communication, à travers l’espace, mais aussi à travers le temps, a immensément contribué à développer la culture. Bien sûr, il y a quarante ans, tous les élèves d’une classe de khâgne avaient entendu parler de Citizen Kane. Mais qui, à part ceux qui fréquentaient assidument le Quartier Latin et ses salles d’Art et Essai, — qui donc avait vraiment vu ce film ?

            

Tout est devenu disponible, et c’est très bien ainsi. A ceci près que la quantité du matériau offert implique un choix en contradiction avec le caractère gratuit qui est la base même de la culture. Car, si noble soit-elle — et c’est probablement l’une des choses les plus nobles que l’homme ait inventées, celle-là même qui l’a fait devenir humain —, la culture n’est qu’une distraction, qu’un moyen d’échapper à la mort. Devant la prolifération des livres, des dvd et des sites, on est donc tenté de trier, et donc d’introduire des paramètres « utilitaristes » qui sont comme autant de blasphèmes.

            

Bref, le mot culture qui devrait pratiquement être synonyme du mot joie fait peur. Et c’est pour chasser cette peur que Frédéric Bialecki, avec la complicité d’une brigade de pédagogues, vient de publier chez Ellipses la Culture générale par les films. Car il s’agit bien d’une entreprise pédagogique, si la pédagogie consiste, comme sa sœur la rhétorique, à persuader l’auditoire qu’on lui parle de choses qui sont bien plus proches de lui qu’il ne le croit. Sortez un poème de Verlaine devant une classe de première ; la réaction initiale n’est guère enthousiaste. Un poète du XIXe siècle… Que c’est loin, mon Dieu, tout cela ! Mais dites aux élèves que Verlaine a écrit sa Chanson d’automne quand il avait seize ans, autrement dit quand il avait le même âge qu’eux, et la partie est déjà à moitié gagnée.

            

Frédéric Bialecki et ses collaborateurs sont donc partis du principe judicieux suivant lequel on pouvait amener les élèves à la culture à partir d’objets qui leur sont familiers et qu’ils ont tendance à considérer comme leur propriété intellectuelle alors même qu’ils s’inscrivent dans une tradition artistique bien plus vaste. Démarrage sur les chapeaux de roue : le premier chapitre est par exemple consacré à un « James Bond », et mieux encore, à un « James Bond » récent — un « Pierce Brosnan », et non un « Sean Connery » : le Monde ne suffit pas. Bien sûr, on pourra toujours contester le choix des films analysés, regretter que telle œuvre « indispensable » ait été omise, mais c’est un mauvais procès, puisque c’est un procès qu’on peut faire à toute œuvre se présentant comme une sélection ou, si l’on veut, comme un florilège. Le vice de l’ouvrage est ailleurs, et est bien plus grave : alors qu’il prétend se fonder sur une pédagogie intuitive, il est constamment normatif. Il est évident, par exemple, que Citizen Kane, déjà mentionné plus haut, n’est là que parce qu’il appartient à l’histoire officielle du cinéma et qu’on ne s’est pas demandé une seconde si, quelles que soient ses qualités, il était bien de nature à « accrocher » un jeune auditoire. Nous pouvons témoigner par expérience que, alors que la moindre captation du Dom Juan de Molière laisse tous les élèves haletants, la projection de Citizen Kane s’accompagne d’un nombre infini de bâillements. Cela ne veut pas dire que les élèves ont raison, bien sûr, mais cela prouve malgré tout qu’on s’est trompé d’hameçon. Inutile de dire aux élèves : c’est un chef-d’œuvre, donc vous devez l’aimer. Il faut ici, au moins dans un premier temps, croire ou faire semblant de croire que le public est roi.

            

Même le chapitre initial, sur le Monde ne suffit pas, qu’on pourrait croire démagogique, relève d’un certain terrorisme intellectuel. Outre le fait qu’il s’agit là d’un des épisodes les plus fades de la série, il est analysé pour des raisons qui ne touchent pas a priori le public. Parce que, c’est vrai, l’intrigue tourne autour d’une héritière du pétrole, on a droit à un docte cours de géopolitique et d’économie sur l’exploitation du pétrole en Russie, qui fait presque totalement abstraction du fait que le public qui vient voir un « James Bond » veut d’abord voir James Bond. Bref, les remarques faites sur le film lui-même arrivent comme une espèce de post-scriptum. On a construit le toit avant les fondations. Tout cela part très probablement d’une bonne intention : on a voulu « couvrir » le plus grand nombre possible de sujets pouvant tomber en culture générale, mais le choix des films a certainement été fait après coup. Ce ne sont même pas des prétextes — juste des étiquettes attrayantes collées sur des flacons déjà aux trois quarts remplis.

            

Même affaire, même erreur avec ce qui ne pouvait être qu’un must pour un tel ouvrage, l’analyse de Bienvenue chez les Ch’tis. Les auteurs se sont bien sûr rendu compte que c’était un film comique, mais l’analyse se fait le plus souvent sur un ton quasi-condescendant : avant que de s’attacher à l’histoire que raconte ce film — car il raconte bien une histoire, avec des personnages qui évoluent et qui sont amenés à réviser leurs préjugés —, on analyse le comique en identifiant ses procédés. Système absurde, de la même farine que celui qu’emploient certains professeurs de latin persuadés qu’avant d’écrire une page, Cicéron établissait une checklist dans laquelle il disait : « mettre ici trois métaphores, une hypotypose et deux hypallages », alors qu’il est évident qu’il introduisait spontanément dans sa prose ces figures et que, comme les prophéties, elles ne sont repérables qu’a posteriori. Paradoxalement, cette ruée sur le théorique avant de passer par le pratique amène de lourdes insuffisances dans les analyses théoriques elles-mêmes. Si, comme on l’a dit, le comique des Ch’tis a été senti, il n’est dit nulle part qu’il était très souvent dans le film indissociable de la notion de baroque, plusieurs personnages étant, au moins dans un premier temps, amenés à jouer des rôles correspondant aux masques qu’on leur a imposés, mais dont ils voudraient se débarrasser.

            

Il est en médecine des traitements qui, alors même qu’ils prétendent réduire un mal, ont pour effet chez certains patients d’aggraver celui-ci. Cette Culture générale par les films n’est peut-être pas aussi nocive, mais ses vertus ne sont vraiment pas celles qu’elle voudrait avoir. Au lieu d’encourager élèves et étudiants à voir d’abord les textes ou les films pour ce qu’ils sont, à ne pas nier l’émotion qu’ils peuvent susciter chez eux, cet ouvrage va encore les encourager à les mettre en fiches. Autrement dit à les décomposer. Ici encore, comme trop souvent, l’esprit de géométrie l’a emporté sur l’esprit de finesse.

 

FAL

 

La Culture générale par les films, sous la direction de Frédéric Bialecki, 400 pages, Ellipses Marketing, mai 2012, 22,40€

4 commentaires

Monsieur,

En tant que principal auteur du livre que vous critiquez, je tiens à contester le fond de vos propos. Je passe sur votre long préambule : il engage des considérations générales que je ne conteste pas toutes loin s'en faut.

Je retiendrai simplement trois critiques :

1. " Le vice de l’ouvrage est (...) qu’il prétend se fonder sur une pédagogie intuitive, (et) est constamment normatif"

Je répondrai que nous n'avons pas recouru à une pédagogie intuitive avec ce livre (je ne prétends rien de tel d'ailleurs) : je crois qu'une pédagogie intuitive suppose qu'on soit au moins deux : un livre ne peut relever que d'un discours et non d'une relation pédagogique intuitive. Considérer qu'il est normatif parce qu'il expose ce que nous en pensons (et non ce qu'il faut nécessairement en penser), exposer ce qui nous semble intéressant dans tel ou tel film ou simplement à propos du film (pour penser un sujet qui ne se résume pas au film et auquel le film ne se résume pas) c'est tout simplement en faire un instrument de réflexion, une oeuvre qui donne à penser. Nous avons pris soin de préciser d'ailleurs que notre propos n'est qu'une interprétation et une discussion à partir des films (une culture générale par les films).

Vous ajoutez, pour corroborer votre propos : " Il est évident, par exemple, que Citizen Kane, déjà mentionné plus haut, n’est là que parce qu’il appartient à l’histoire officielle du cinéma et qu’on ne s’est pas demandé une seconde si, quelles que soient ses qualités, il était bien de nature à « accrocher » un jeune auditoire ".

Il est vrai que nous avions le même préjugé que vous sur ce film : mais après l'avoir projeté trois ans de suite dans notre atelier cinéma, nous avons remarqué qu'il avait vivement intéressé certains étudiants en même temps qu'il en avait rebuté d'autres : il a en tout cas, après discussion, laissé des traces et marqué les étudiants de CPGE (qui sont loin d'avoir décroché en tout cas : l'atelier est entièrement libre, les étudiants ne viennent et ne restent que s'ils le souhaitent). Je n'ai ni la prétention ni le charisme suffisant pour imposer à mes élèves ce qu'ils doivent aimer en matière de cinéma, mais je peux attendre d'eux certains efforts, qu'ils sont d'ailleurs volontiers prêts à fournir (mais une culture sans effort est-elle possible ?)

2. Concernant  l'article sur James Bond

"on a droit à un docte cours de géopolitique et d’économie sur l’exploitation du pétrole en Russie, qui fait presque totalement abstraction du fait que le public qui vient voir un « James Bond » veut d’abord voir James Bond"

Je n'ai fait aucun cours de géopolitique et d'économie sur l'exploitation du pétrole : je laisse le lecteur libre de vérifier. En tant que professeur de lettres, j'avoue d'ailleurs n'avoir rien à dire sur ce sujet (mais si ce docte cours était fait par un spécialiste, il serait sans doute intéressant). En revanche, je me suis intéressé au mythe de James Bond et je me suis interrogé sur le goût que le public entretient pour cette figure mythique (là encore, je laisse le lecteur juge).


3. Concernant l'article sur "Bienvenue chez les ch'tis"

"Les auteurs se sont bien sûr rendu compte que c’était un film comique, mais l’analyse se fait le plus souvent sur un ton quasi-condescendant : avant que de s’attacher à l’histoire que raconte ce film — car il raconte bien une histoire, avec des personnages qui évoluent et qui sont amenés à réviser leurs préjugés —, on analyse le comique en identifiant ses procédés. Système absurde"

Je passe sur la remarque (condescendante ?) qui commence ce propos (nous nous sommes rendus compte que nous avions affaire à une comédie !). En ce qui concerne l'exposé des procédés, je pense qu'il se justifie pleinement : le but n'étant pas comme dans les approches stériles, d'en faire simplement le constat, mais de le rattacher à un propos et un sens. Nous nous sommes interrogés sur le succès de ce film et ses procédés : nous ne le considérons pas comme un chef d'oeuvre en dépit de sa grande réussite publique, mais nous rendons hommage à son efficacité.

Enfin,

"Si, comme on l’a dit, le comique des Ch’tis a été senti, il n’est dit nulle part qu’il était très souvent dans le film indissociable de la notion de baroque, plusieurs personnages étant, au moins dans un premier temps, amenés à jouer des rôles correspondant aux masques qu’on leur a imposés, mais dont ils voudraient se débarrasser."

Je crois qu'une lecture plus précise de la deuxième partie de notre article aurait permis de rappeler que nous avons très précisément dit que ce qui est réussi dans le film, au-delà de l'avalanche de procédés plus faciles que nous avons énumérés, c'est justement que les personnages et le film tout entier jouent avec les stéréotypes (ce que vous appelez les masques, et même si le terme baroque que vous lui collez pourrait bien dans votre grille de lecture ressembler à une étiquette...). Simplement, ce jeu n'empêche pas pour autant que le film tombe lui-même dans des clichés en prétendant les dénoncer (c'est du moins ce que nous avons essayé de montrer).


En conclusion, nous ne pensons pas que l'analyse nuise au plaisir de voir des films et à la culture : comme dans tout ciné-club, passé le temps de l'émotion, vient le temps de la discussion :  les articles de ce livre doivent d'ailleurs beaucoup aux interventions des élèves.

Nous divergeons donc sur un point fondamental.

Vous écrivez : "la culture n’est qu’une distraction, qu’un moyen d’échapper à la mort. Devant la prolifération des livres, des dvd et des sites, on est donc tenté de trier, et donc d’introduire des paramètres « utilitaristes » qui sont comme autant de blasphèmes."

Je crois que la culture est plus qu'une distraction ou un passe-temps en attendant la mort (au-delà des considérations pratiques de nos étudiants qui se préparent à un concours) : c'est une expérience profonde de la vie, un questionnement sur nous-même, sur le monde, sur la mort (et non seulement une attente passive de celle-ci). C'est donc une façon d'humaniser la destinée humaine, de la comprendre : cette exigence de compréhension est un effort, peut-être même un devoir.



Bien cordialement,

Frédéric Bialecki

Monsieur le Professeur de Lettres


S'il vous faut tant argumenter en défense de votre ouvrage, au lieu simplement de remercier qu'on parle de votre travail et qu'on laisse sur ce site un espace de liberté inédit (allez commenter une critique dans la presse papier !), c'est que vous avez été mouché. Ce n'est jamais agréable d'être un peu malmené en public, soit, mais je trouve le texte de FAL bien fait et le vôtre né de la colère (d'où les quelques fautes, sans doute...), comme si vous vouliez en remontrer.

La critique n'a pas tous les droits, ni toutes les lucidités, mais reconnaissons-lui celui de sa lecture, car il ne s'agit de rien d'autre que d'une lecture et pas de la vérité absolue sur votre ouvrage, aussi fort vous soit-il attaché. 

Votre attaché de presse vous dira qu'il vaut mieux une mauvaise critique que pas de critique du tout, e ne sont que des lectures, pas des notes, sortez un peu de l'école...
 
Sollers, que je n'aime pas, a ceci de méritoire c'est qu'il applaudit à tout travail sur son oeuvre, même si le résultat est assassin. Ayez cette hauteur là !

Euh... je ne comprends pas bien la réaction de Raoul... La critique de Fal est fort intéressante, la réponse de FB ne l'est pas moins - on est là dans une logique de débat, ou plutôt de confrontation de regards inconciliables, et c'est heureux pour le lecteur de passage ici. Non, un auteur n'a pas à se taire et s'estimer heureux en découvant une critique (et sur ce sujet comme sur d'autres, Sollers fait son numéro), surtout si elle lui paraît injuste ou réductrice. Je ne vois pas pourquoi seuls des "critiques" pourraient parler de livres entre eux. Un des intérêts de ce type de "salon" à mes yeux, c'est précisément que des rencontres asymétriques et - pourquoi pas? - tendues puissent s'y produire.

M. Volfoni considère qu'argumenter signifie qu'on a tort ou qu'on est en colère. C'est sans doute la raison pour laquelle, il se dispense, dans sa critique, de tout argument.