Aâma ou les métamorphoses de la SF revisitée

Frederik Peeters, auteur estimé de la bd indépendante, notamment grâce à un récit autobiographique (Les pilules bleues) et une série SF anticonventionnelle (Lupus) remarqués, revient à la science-fiction avec la publication récente d’Aâma, chez Gallimard, dont le tome 2 vient de paraître.


Le dessin de Peeters n’a rien pour plaire aux amateurs de la virtuosité convenue qui domine la bd actuelle. Sa force relève davantage d’une intelligence graphique de la mise en cases (1) au service du récit. Il n’empêche qu’avec Aâma, Peeters quitte le registre de la bd ostensiblement alternative pour explorer une représentation a priori plus classique, se signalant par un dessin sobre et réaliste, et pour offrir aux amateurs une aventure qui ne craint pas de recourir aux stéréotypes du genre. C’est que Peeters se propose d’entrainer le lecteur dans une grande histoire, où souffle le vent de l’aventure, et d’où surgissent les questions les plus pressantes. Celles qu’on ne résout pas mais qu’on exploite, qu’on déplie grâce aux ressources inépuisables de la fiction.


Aâma, à la faveur d’une expérimentation dangereuse dans un environnement lointain et hostile, interroge les limites de notre humanité dans le contexte inquiétant d’une société biotechnologique. Le « projet Aâma » pose ainsi le doigt sur les frontières étanches qui distinguent tantôt l’homme de l’animal ou du végétal, et tantôt l’organisme vivant de l’intelligence artificielle, comme autant de variations fascinantes sur le thème de l’hybridation.


« Aâma » désigne une sorte de « soupe » composée d’une multitude de micro-robots, capables, selon son inventeur, une vieille femme du nom de Professeur Woland, d’incorporer la matière vivante et de la manipuler, de sorte à favoriser un développement accéléré de la vie. C’est exactement ce qu’une colonie de scientifiques tente d’expérimenter sur la planète Ona (ji), aux confins de l’univers connu, après avoir été abandonnée plusieurs années durant par la corporation biorobotique commanditaire.


Le premier tome d’Aâma s’ouvre sur le réveil cuisant d’un homme au milieu de nulle part, suivi de sa rencontre avec une étrange créature, gorille humanoïde ou humain déguisé en gorille qui s’avère être un robot du nom de Churchill. Frappé d’amnésie partielle et provisoire, Verloc Nim doit retrouver les évènements des jours précédents à l’aide de son journal, conservé par Churchill. Cette première ligne temporelle, distendue, qui verra par à coups Churchill et Verloc arpenter Ona (ji) pour chercher à rejoindre la colonie, en englobe donc deux autres : la ligne segmentée des différentes entrées journalières, avec les moments d’écriture du journal qui servent de secondes balises de référence, et le récit rapporté lui-même avec les évènements passés qui ressurgissent, ainsi emboités, dans la progression et la simultanéité narratives. L’action en cours est ainsi souvent commentée, comme par une longue voix off, par les considérations qu’a tenues Verloc en rédigeant son journal. Souplement, la narration passe ainsi d’une temporalité à l’autre, et y ajoute encore d’autres inserts emboîtés : quelques rêves de Verloc, ou ses souvenirs qui le hantent, autour de sa femme qui l’a quitté ou, plus dramatiquement encore, de leur jeune fille, Lilja, qu’il n’a plus le droit de voir. À la fin du deuxième tome, ces différents fils narratifs suivent leurs cours sans que les évènements passés n’aient encore rattrapé la première ligne temporelle qui nous montre Verloc et Churchill continuant leur progression vers la colonie.


Subtil et complexe, ce dispositif narratif demeure au service du récit : il est sobre, économe, efficace et ne gâche en rien la fluidité de la lecture. Peeters ne s’amuse ni à se perdre ni à perdre son lecteur. Cependant, ces circonvolutions temporelles donnent un relief intense aux préoccupations les plus pressantes de Verloc : il préfère tendanciellement la voie naturelle et cherche à sentir encore le réel de son existence et du monde qui l’entoure, par rapport auxquels la compulsion technologique, la consommation de psychotropes, les obsessions fantasmatiques ou nostalgiques font écran.


Verloc est précisément l’un des rares humains de son temps qui, sans tomber dans les excès sectaires des « génopürs », résiste aux différents ajustements génétiques et aux implants électroniques cérébraux qui caractérisent alors l’espèce humaine. Il a d’ailleurs une passion pour ces objets antiques et précieux, issus d’un passé que la plupart ont oublié : les livres. L’interconnection d’individus innombrables et d’un flux d’informations continuel est en revanche une voie où son frère Conrad, incarnation de la réussite sociale de l’époque, excelle. C’est lui qui l’emmène à la recherche d’aâma qu’il a pour mission de retrouver et de ramener à ses commanditaires, avec l’aide de son « garde du corps », le robot Churchill, spécialisé en « diplomatie », musclée si nécessaire.


Le deuxième tome de cette série en cours s’ouvre sur la quête de Verloc, Conrad, Churchill et 2 autres membres de la colonie scientifique partis à la recherche d’aâma, ainsi que des trois autres scientifiques qui ont lancé, trois mois plus tôt, l’expérimentation, sous la direction du Professeur Woland. La petite compagnie comporte un sixième membre : une mystérieuse enfant qui a rejoint la colonie et qui ressemble à s’y méprendre à Lilja, la fille de Verloc restée sur terre. Comme celle-ci, l’enfant de la planète Ona (ji) est affectée d’un mutisme autistique et dotée de capacités psychiques étonnantes. Verloc est particulièrement attaché à cet enfant qui donne à penser que sa présence sur cette planète lointaine n’est pas si fortuite qu’elle n’y paraît. Voyageant d’abord sur des « ambulateurs », structures métalliques tripodes munies d’un monosiège, le groupe traverse un environnement surprenant dans lequel ils contemplent puis subissent violemment les nouvelles formes de vies, de plus en plus envahissantes et évoluées, créées par aâma qui se développe à présent hors de tout contrôle. Les scènes finales du volume les amènent aux confins de la surprise et de l’horreur, où les robots créent de nouvelles formes de vie hybride en se combinant aux formes animales des espèces développées voire pis encore…


À première vue, le dessin, compassé, d’apparence souvent disgracieuse ou rudimentaire, avec ses couleurs passées et plutôt ternes semble le point faible de cette narration pourtant irrésistiblement entraînante. C’est que la « mise en cases » laisse beaucoup d’espace au lecteur qui l’explore, en alternant les arrière-fonds aux contours peu détaillés et les décors aussi sobres que nets. Ceux-ci s’épanouissent au fil de l’exploration, à mesure des métamorphoses d’aâma, en un décor végétal aux allures psychédéliques. Quelques plans larges des endroits les plus déserts, puis de paysages envahis par une vie luxuriante développent et font résonner la psychologie des personnages, valorisée par une intense expressivité au travers de multiples plans rapprochés. Le dessin sert ainsi parfaitement la narration : il offre le lyrisme nécessaire à cette exploration menaçante et rend les différents protagonistes attachants malgré l’apparente brutalité du trait.


Si le graphisme d’ensemble donne d’abord l’impression d’un futurisme daté, qui n’est pas sans rappeler les projections de la bd SF des années 1970, au fur et à mesure de l’immersion dans le récit, on découvre une mise en images singulière, une représentation du futur sans esbroufe, crédible et non consensuelle qui imprègne le lecteur de son « inquiétante étrangeté ». Ainsi, le vaisseau presque minéral du premier tome, les parapluies en forme de cloches de champs de force qui protègent les personnages des intempéries ou les ambulateurs qui leur servent de véhicule dans le second tome dépeignent, dans un dessin sans éclat, un monde sensible et prégnant, composé d’ambiances subtilement rendues, fût-ce à grands traits brossés et schématiques, comme les paysages pluvieux que traverse la petite équipée, ou mieux, le brouillard poisseux et menaçant dans lequel elle s’embourbe.


Churchill, le robot, qui a servi d’impulsion initiale au récit, est à la fois atypique et représentatif de cet univers. Son apparence, aussi sommaire que singulière (un gorille se comportant comme un humain lent et impassible, fumant le cigare et équipé d’une besace bleue), et ses capacités « hors catégories » sont à prendre tels quels, sans autre forme de procès, mais l’ensemble produit un personnage efficace et attachant. On découvre progressivement sa personnalité fascinante, dont la nature robotique est marquée par le détail de ses orbites oculaires entièrement noirs, via sa conversation toujours étonnamment pertinente, ses interventions subites caractérisées par des mouvements étonnamment rapides et précis, et sa vigilance constante qui protège le groupe dans la limite de ses capacités. Churchill apparaît comme un robot libre penseur, autonome mais totalement dépourvu d’égo, servile pour ceux qu’il protège mais plus lucide que ses maîtres.


Toutefois, c’est la voix de Verloc, dont la narration focalise tout le récit, qui rend le récit si prenant. Cette voix, tour à tour sensible et généreuse, fragile et ambitieuse, d’une profonde intériorité à laquelle font écho les paysages, étage de multiples niveaux d’appréhension du réel : la nostalgie d’une humanité révolue, la lucidité dans les relations humaines, la crainte des menaces hostiles, la compassion affective, la spéculation aventureuse, un amour farouche de la liberté et une disponibilité d’esprit remarquable face à l’aventure dans laquelle il se retrouve embarqué.


Flanqué d’un dessin a priori peu attractif, le récit aurait pu être définitivement assommé par la nature verbeuse des considérations intérieures de ce narrateur, extrêmement présentes dans le déroulement de l’action, ou par les dialogues fournis et nombreux. Au lieu de cela, une étrange alchimie enchante le lecteur attiré par ce type d’univers, dont l’intérêt redouble face aux développements narratifs singuliers qui défient les stéréotypes du genre, sans se priver d’en user à bon escient. Le dessin invite le lecteur au voyage, par la sobriété finement dosée des décors, des textes et des silences et par le crescendo rythmique qui anime l’intrigue. Le texte plonge le lecteur dans les multiples implications de la fiction et le laisse souvent songeur devant les interpellations des personnages… « ou peut-être », suggère Verloc, « est-ce dû à cette métamorphose perpétuelle de l’environnement, à cette sensation angoissante de voir le temps s’accélérer tout autour de nous et de n’être que des cailloux en train de s’éroder au fond d’un fleuve… »


Sebastien Marlair.


Frederik Peeters, Aâma, t. 2, La multitude invisible, Gallimard, octobre 2012, 86p. - 17,25 €


1 : Selon l’expression que l’auteur dit préférer à celle de « mise en scène » sur le riche blog qui décrit le work in progress du « projet Aâma ».


Aucun commentaire pour ce contenu.