Dictionnaire Nietzsche

Dorian Astor, maître d’œuvre du Dictionnaire Nietzsche, ouvrage collectif, introduit avec raison celui-ci d’un paradoxe consistant à fabriquer le dictionnaire d’un philosophe qui, parmi tous ses pairs, s’est le plus défié des mots. Les vouant à la fois au culte et au saccage, Nietzsche les disséquait jusqu’à découvrir l’illusion grâce à laquelle ils portaient certaines valeurs allant parfois se contrarier et se subvertir l’une l’autre au sein d’un même vocable… d’où l’utilité sans pareil de ce dictionnaire qui nous oblige à situer Nietzsche non plus seulement dans un vocabulaire précis, mais à le saisir, lui et sa pensée, au sein d’un contexte hors duquel finalement il s’évapore et perd toute cette troublante lucidité qui le rend encore aujourd’hui dangereux, malheureusement indépassable, et aussi salutaire…

Exhaustif, pour le moins, ce dictionnaire, en rassemblant une trentaine de contributeurs parmi les spécialistes universitaires de Nietzsche les plus reconnus en France ou à l’étranger, tels Patrick Wotling ou Eric Blondel pour n’en citer que deux français, couvre la totalité du champ lexical nietzschéen. Des entrées les plus attendues et aussi les plus nécessaires pour saisir la pensée du disciple de Zarathoustra : "valeur", "surhumain", "tragédie", etc., aux plus futiles, pour ne pas dire inutile voire absurde – ainsi une entrée "Onfray" dont on se demande ce qu’elle fait là sinon afin de signaler à quel point Onfray n’est pas "nietzschéen" – en passant par la bibliographie de Nietzsche et les personnes qui comptèrent dans sa vie : "Lou Salomé", "Peter Gast", ou dans la réception de son œuvre : "Derrida", "Heidegger", "Colli" et son élève "Montinari" qui établirent l’édition italienne, allemande, et française des œuvres de Nietzsche, rien n’est oublié dans ce glossaire en bonne voie de devenir le viatique essentiel à tout nietzschéen débutant ou confirmé…

À la fois ouvrage d’introduction et fétiche pour spécialiste, un ouvrage pareil permet la pénétration d’une pensée qui ne se saisit que dans un mouvement perpétuellement paradoxal, et qui s’offre à la fois à la dynamique de la répétition et à celle de la ligne droite, la philosophie de Nietzsche fonctionnant en vertu de ses propres contradictions comme le moteur à explosion d’une voiture. La façon de lire un dictionnaire étant elle-même propice à l’économie nietzschéenne : compulser ses entrées jusqu’à en posséder une vue d’ensemble construite à partir de ces fragments ordonnés selon l’arbitraire de l’alphabet, pour découvrir une cohérence malgré cet ordre, voilà qui ressemble à la philosophie de Nietzsche et qui bien loin de réduire Nietzsche à un agrégat de concepts participe à l’éclairer sous la seule lumière polysémique et contextuelle grâce à laquelle on le comprend… les mots figurant en définitive, pour lui, tout à la fois un moyen et un piège, des monnaies que l’on s’échange, mais dont la face et le pile ont été effacé sous l’effet du temps, ainsi l’écrit-il dans le Livre du Philosophe à propos de la vérité. Dès lors, le mot, s’il est pour Nietzsche un effort vers la science, une volonté de connaissance, résume aussi son destin à nous éloigner du monde tandis que nous ne possédons guère d’autres outils qu’eux pour nous en rapprocher. Un moyen et un piège donc, mais un moyen que ce dictionnaire nous délivre et un piège dont il entend nous préserver…

Rémi Lelian

Dictionnaire Nietzsche, sous la direction de Dorian Astor, Robert laffont, "Bouquins", 2017, 1024 pages. 32€.

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