Lucide, trop lucide ce Nietzsche

Comment ne pas être nietzchéen par ces temps troublés où le point médian relève plus d’attention que la véritable lutte pour le respect des femmes ? Comment ne pas être désespéré face au constat permanent des dérives sociétales que tout un chacun subit au quotidien, de l’invasion numérique à la suppression programmée du modèle social ? L’Homme ne détruit pas seulement la planète, il s’aliène à l’intelligence artificielle (des téléphones mobiles désormais greffés dans la main toute la journée aux objets connectés et autres voitures autonomes ou robots en tout genre) et dénie sa culture, sa langue, son pays. Cette volonté politique de globalisation supprime de facto l’approche spirituelle pour ne consacrer que le dieu consumériste, la propriété matérielle et la sécurité.
Or, Nietzsche le premier l’a senti, dit, écrit : l’être humain est maudit s’il s’endort de la sorte, seule la suprématie de soi doit primer sur tout le reste, afin de conduire sa vie telle qu’en nous-mêmes nous sommes conçus pour. Soi toi-même, quoi qu’il en coûte…
Puisque Dieu est mort, tué par les Hommes à l’instant précis où ils abjurèrent les valeurs qu’Il incarnait, l’homme moderne est bien le dernier homme, celui qui ose cracher sur la tombe de Dieu sans en mesurer les conséquences. Le libéralisme occidental n’est rien d’autre que l’aboutissement du nihilisme dans le mirage conceptuel d’une civilisation qui serait en marche vers le progrès. Mais la république marche vers le mur !
Bâtir une société sur le confort, la sécurité et l’égalité n’aboutit qu’à transformer l’Homme en esclave, à annihiler toutes ses pulsions, à le conduire en troupeau… Quid alors de sa singularité ? Quel génie peut émerger dans un tel ventre mou ?
L’idéal démocratique affaiblit l’Homme, ce que Nietzche ne peut supporter. D’où cette idée de surhomme, mais pas dans le sens d’un être supérieur mais dans l’idée que l’Homme doit être dépassé, ni dieu ni maître, aucune limite. Il admet la mutation et surfe sur le caractère mouvant de la vie terrestre, en changement permanent. Il admet une innocence des sens dans son rapport à la temporalité, conçoit que tout n’est qu’un éternel recommencement, et s’en réjouit…
Dix-neuf ans après la publication d’un premier tome qui comprenait les écrits de la Première période, autant dire une œuvre difficile et plutôt réservée aux spécialistes, voici des ouvrages plus ouverts, plus connus aussi ; mais s’ils semblent d’un abord plus aisé ils n’en demeurent pas moins le cœur même de la pensée nietzschéenne. C’est ici que tout commence, réellement… La genèse de Zarathoustra est dans ce volume-ci, l’avant-dernier puisque Gallimard prépare déjà le troisième tome.
Ici sont regroupés les textes publiés entre 1878 et 1882 : on retrouvera donc Humain trop humain, qui paraît en 1878, ainsi qu’Opinions en sentences mêlées qui parut en 1879, sorte de premier « appendice » ; suivi en 1880 du second : Le Voyageur et son ombre.
Aurore a paru en 1881 ; et en 1886 Nietzsche lui ajoute une préface (reprise ici dans son intégralité). Le Gai Savoir paraîtra, lui, en 1882 en quatre parties. Une cinquième sera ajoutée en 1887, puis une préface et enfin une série de poèmes (repris avec deux poèmes ajoutés, datant de 1882, qui n’étaient pas dans la version de 1887).
Tome essentiel pour aborder l’œuvre de Nietzsche : ici se trouve le socle de sa pensée qui s’est construite en quelques années à travers des crises, personnelles et intellectuelles, de la maladie a jailli une pensée, comme un baume aux souffrances provoquées par d’incessantes migraines. Est-ce pour se préserver des plages de repos qu’il inventera ce style unique, ces aphorismes qui composent néanmoins une série de réflexions extraordinaires ? Il n’écrira jamais de traités, bons pour les ânes et les lecteurs de revues. Nietzsche veut s’adresser aux jeunes gens pour partager ses expériences et les attirer dans ses labyrinthes…
A notre tour, en tant que lecteur, d’aller affronter le Minotaure philosophique et de vaincre le défi qu’il nous lance. Seul un surhomme pourra gagner la sortie.
En êtes-vous capable ?

François Xavier

Friedrich Nietzsche, Œuvres, tome II – Humain, trop humain – Aurore – Le Gai Savoir, de l'allemand par Dorian Astor, Julien Hervier, Pierre Klossowski, Marc de Launay et Robert Rovini, édition publiée sous la direction de Marc de Launay, 1568 p. –, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, mars 2019, 65 € jusqu’au 31 décembre 2019 puis 72 €

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