Gabriel Matzneff, Liberté chronique

Séraphin, c’est la fin ! : ainsi s’intitule le dernier recueil d’articles de Gabriel Matzneff ; et bien que l’écrivain soit un fan absolu de Tintin, ce titre n’a rien à voir avec l’infernal Lampion d’Hergé. Pour nous lecteurs, cependant, un livre estampillé Matzneff, c’est l’assurance d’une écriture « aux petits oignons », pour reprendre une des expressions favorites de l’assureur insupportable.

 

Inutile de revenir, une fois de plus, sur les passions fétiches de l’écrivain ni sur ses engagements – quoi qu’il ne soit pas inutile de rappeler qu’il fut, par exemple, l’un des premiers à dénoncer l’univers concentrationnaire soviétique, une bonne dizaine d’années avant la parution en France de L’Archipel du goulag, et qu’il ne recula pas lorsqu’il s’agit de venir en aide au groupe SMOG, ces jeunes poètes moscovites évoqués par Emmanuel Carrère dans son Limonov.  

 

L’important, et qui nous frappe à chaque lecture ou relecture, c’est la marque unique que l’écriture de Matzneff imprime à tous les ordres de la vie; c’est cette voix nette et franche – orgueilleuse certes, mais qui ne fait pas la leçon, une voix qui stimule et simultanément nous repose de la hargne servile et postillonnante qui tient lieu de vertu aux petits maîtres du temps. Léger comme Ariel, roi du coq-à-l’âne, Matzneff a l’art de nous faire passer sans heurt du Christ à Vénus, de Caligula à Chestov, de Schopenhauer au chasse-spleen, et bien sûr, de l’Athos de Dumas au mont du même nom. Derrière l’apparente légèreté se cache une éthique de fer, qu’il nomme persévérance dans l’être. Aucun phrase en l’air chez Matzneff : chacune l’engage tout entier, d’instinct pourrait-on dire. Nulle « sincérité » chez lui non plus, rien de cette « authenticité » hystérique qui fait ressembler tant d’artistes à des tapins éreintés racolant sur les boulevards ; nulle provocation vulgaire non plus – mais la fraicheur d’une liberté qui se construit, finalement, moins contre le monde qu’en dépit de lui.

 

Son œuvre, l’écrivain l’a bâtie, avec un rien de coquetterie parfois, sur les contradictions de l’homme, contradictions dont il revendique la fécondité. En réalité, celles-ci en sont-elles, puisqu’elles appartiennent à ce même monde, en apparence englouti, du péché et du plaisir ? Si Gabriel Matzneff était un tableau, ce serait un paysage traversé de contrastes sans doute, mais à la composition achevée, à laquelle on ne pourrait rien retrancher ni ajouter.

 

D’ailleurs, ce tableau serait exotique et, en même temps, français à un point qu’il est difficile aujourd’hui de concevoir. Matzneff est un fieffé métèque (pour employer ce mot que quelques larbins lui jetèrent autrefois au visage et qu’il mit sur la couverture d’un de ses livres), mais un métèque plus français que n’importe quel bouffeur de baguette, et plus européen que n’importe quel commissaire ; ainsi son œuvre nous libère-t-elle, d’un même mouvement, des niaiseries sucrées du multiculturalisme et de la beauferie franco-française.

 

Séraphin, c’est la fin ! rassemble des textes connus des visiteurs du site de l’écrivain et d’autres inédits, tel le très beau Ma bague de Codognato, ou l’admirable conférence sur Casanova. Tous enchantent. Les hommages rendus à des amis, des maîtres littéraires ou spirituels, notamment, sont superbes. Les écrivains ne courent pas les rues qui, comme Matzneff, rendent de si vibrants hommages à leurs proches, vivants ou disparus. Ainsi l’évocation de la réalisatrice Carole Roussopoulos est-elle particulièrement émouvante ; quant à la conférence sur le sociologue Georges Lapassade, c’est un bijou de rythme et de drôlerie, où l’éloge mené tambour battant prend des airs d’aventure picaresque : un des sommets de ce recueil.

 

On trouve bien entendu, dans Séraphin, c’est la fin !, des chroniques touchant à l’actualité, écrites sur le vif. Qu’elles portent sur Benoît XVI, l’exposition Zucca à Paris ou la mascarade française en Lybie, elles sont une bouffée d’air frais. À l’heure où le très calomnié Benoît Ratzinger a renoncé au siège pontifical, où un bernard-l’ermite élyséen mute en très applaudi « chef de guerre », où les prédictions rose-bonbon de nos élites sur le destin du monde arabe reçoivent, jour après jour, les plus fracassants démentis, où, enfin, concernant la Syrie, la presse a montré sa volonté inébranlable de falsifier tout ce qui lui passe sous les yeux, bref, à l’heure où le n’importe quoi aux ordres dispense ses sermons comme autant de coups de massue, il est urgent, et pour tout dire, délectable, de lire ces chroniques, dont on regrette qu’elles n’apparaissent plus comme autrefois en page 2 du Monde.

 

On l’a dit, ce qui nous importe chez Matzneff, et fait sa force, c’est moins ce qui l’oppose au monde tel qu’il va, que ce qui en lui s’en écarte. Loin de jouer la carte artificielle et convenue de l’anti-politiquement correct, l’auteur du Dîner des mousquetaires cavale à part, insouciant de ce qu’il faut dire, ou ne pas dire. Et comme lui-même l’a reconnu dans un entretien : s’il connait certaines choses sur le bout des doigts, il en ignore une foule d’autres – à l’inverse de tant d’experts patentés, qui savent tout et ne connaissent rien. Chez Matzneff en effet, la lucidité ne va pas sans naïveté, cette naïveté particulière qui, délaissant l’accessoire pour l’essentiel, nourrit une imprudence souveraine et magnifique. Séraphin, c’est pas la fin !

 

Jean-Baptiste Fichet

 

Gabriel Matzneff, Séraphin, c'est la fin !, Editions de la Table Ronde, février 2013, 268 pages, 18 €

 

Lire également la critiquede Jacques Aboucaya.

 


13 commentaires

Que de louanges pour un auteur qui ne devrait inspirer que du mépris ! Je n'incite personne à lire les "œuvres" de Matzneff (qui ne valent pas le dixième de ces éloges) mais suggère seulement de découvrir sur sa page Wikipedia ce qu'il pense des enfants (garçons et filles il prend tout). Justifier ses propres déviances en affirmant comme il le fait que les jeunes garçons n'attendent que ça est ignoble. Et n'allez pas me dire qu'il y a l'homme d'un côté et l'œuvre de l'autre, ses livres, lorsqu'ils ne sont pas nauséabonds, n'ont absolument rien de remarquable.

Je lis Matzneff depuis fort longtemps avec le même plaisir, et je l'envie d'être aussi fidèle à ses idées et à lui-même. Les auteurs si libres,  si peu attachés aux conventions se font rares. Et les plus libertaires n'ont hélas pas son style inimitable. Merci, Monsieur Matzneff, d'exister et d'écrire.

Cher Monsieur Morel, vous trouvez les livres de Gabriel Matzneff inutiles, grand bien vous fasse. Vous voulez jouer au redresseur de torts, grand bien vous fasse aussi. Seulement, quand on se pique de dire le bien et le mal, de donner des leçons de vertu, on ne se planque pas derrière un pseudo, on avance au grand jour, faute de quoi on a l’air d’un vilain mouchard, et d’un lâche. Ceci dit en toute amitié, bien sûr.

Ce qui me gêne dans le débat ci-dessus, ce sont les œillères portées par les uns et les autres. L’article, très bien écrit au demeurant, rend compte du talent de Matzneff, de l’intérêt de sa pensée, de ses livres. Très bien. Je n’ai rien à redire à cela. Mais pourquoi nier que l’homme, et non pas l’écrivain, est un être qui peut légitimement inspirer du mépris ? Je dis légitimement, car Matzneff a toujours eu l’honnêteté de ne jamais cacher ses turpitudes, ses déviances. Ses rapports sexuels avec les enfants sont objectivement abjects. Si nous ne condamnons pas le fait de payer des mineurs pour assouvir un instinct (à Paris, à Manille ou ailleurs) alors, il n’existe plus aucune règle, plus de bien ni de mal, plus de cause juste, plus de curseur à placer sur l’échelle de la morale publique, et pas davantage sur celle de l’éthique instinctive. Les crimes sexuels, répétés et reconnus, de Gabriel Matzneff n’ont rien à voir avec son talent d’écrivain. Et on peut très bien reconnaître le talent de Céline tout en dénonçant l’abjection de ses propos, de son comportement. A l’inverse, lorsqu’en 1967, Le Clézio a le courage de dénoncer l’exploitation des enfants par le tourisme sexuel en Thaïlande, ce qui lui vaudra d’être exclu manu militari du pays, ça ne fait pas de lui un grand écrivain pour autant. Le Clézio a mérité son prix Nobel par ses écrits, ce qui ne m’empêche pas de saluer son courage et son engagement en dehors du cadre littéraire. Bref, je suis convaincu que la démission de la pensée survient toujours lorsqu’on choisit un camp. Dans le cas présent, la question : pour ou contre  Matzneff est insidieuse. Rejeter l’écrivain en fonction de ses actes est certes compréhensible, mais absurde. Défendre l’écrivain en niant l’ignominie de son comportement l’est tout autant.

Thierry Maugenest, nulle oeillère dans mon cas : je sais exactement tout ce que les livres de Matzneff peuvent contenir de choquant, de scandaleux même, notamment pour quelqu'un qui, comme moi, n'a pas vécu les années 60 et 70, un temps où les choses, il faut le rappeler, étaient très différentes (qu'on se souvienne des pétitions de l'époque signées par Jack Lang, Aragon, Beauvoir, Sartre, Sollers, Deleuze, Foucault, bref, tous les maîtres à penser de la gauche actuelle).  Je m'élevais contre les Morel qui, bien planqués derrière leur écran, distribuent des brevets d'ignominie.

Je ne me range ni parmi les groupies de Matzneff qui tiennent chacune des paroles du maître pour un oracle, une vérité incontestable, et détournent les yeux quand il faut de peur d'être traité de puritain imperméable à l'art, ni parmi les indignés à la petite semaine. Non, je rends ici hommage à un écrivain enchanteur, passionnant du fait de ses ambiguïtés mêmes.
La "morale", puisqu'il faut employer ce mot passe-partout, c'est un sujet que j'ai tenté d'aborder ailleurs, dans un entretien avec Matzneff que vous pourrez trouver sur la Toile - un sujet que pour ma part je refuse de remettre systématiquement sur le tapis, notamment pour ne pas donner à tous les Morel traînant dans les parages l'occasion de faire reluire leur minable vertu. Parti pris? Si vous voulez.
Un dernier point : il me semble assez comique, et à vrai dire pathologique, qu'on accable Matzneff pendant que s'affiche partout (au cinéma, dans la publicité, etc.) une esthétique érotique de la très jeune fille. Voyez par exemple les affiches du film Spring Breakers. Il faut croire que tout le monde bande sur les minettes. Matzneff, lui, ne fait pas que ça, et l'écrit haut et fort : d'où, scandale.
Bref, lisons Matzneff, avec ferveur et lucidité.

Comme toujours, la littérature (plus généralement l'art) est à part : M. Matzneff serait pédophile et technicien de surface qu'on ne chercherait pas à savoir s'il fait bien le ménage : on le condamnerait.

Effectivement, d'accord avec monsieur ci-dessus, si Matzneff était éboueur nous ne passerions pas beaucoup de temps à débattre de lui... Le monsieur est un cas intéressant: dans un de ses ouvrages, il parle de jeunes garçons  (12 ans) qui le draguent ouvertement dans Paris (!). Bon, en Thaïlande, manipulés par des macs, je ne serai pas étonné du phénomène, mais à Paris... waouh carabiné le monsieur. Pour le reste, que ceux qui veulent le lire le lisent.

Il est rare de pouvoir évoquer des sujets sensibles sans s’invectiver, et en lisant des arguments pertinents (cela, qui plus est, dans une langue claire). Ce salon, moins fermé que celui des Guermantes ou des Verdurin, le permet parfois ; il ne nous reste plus qu’à arracher quelques cagoules pour voir au grand jour les traits de certains invités…

Personnellement, je trouve que Jean-Baptiste est un filou. Utiliser l'argument du "chacun fait comme il veut : Si tu veux bien lire, lis. Si tu ne veux pas lire, ne lis pas", je dirais que pour moi, il s'agit la du COMBLE du "Fichetisme"!

Non, Monsieur Fichet, le débat en Art, ce n'est pas "chacun ses goûts" mais plutôt "J'ai raison et tu as tort"... Et vous le savez mieux que quiconque!

Joséphin, j'ai tenté de répondre à Thierry Maugenest sur Matzneff, rien de plus. Libre à chacun ensuite de lire cet écrivain. 

Joséphin, c'est la fin!