Le Spectre d'Alexandre Wolf de Gaïto Gazdanov

Contemporain de Nabokov mais beaucoup moins populaire car resté toujours fidèle à sa langue natale — il disait à Maxime Gorki "ne pas pouvoir" écrire en dehors du russe... — et à une littérature moins occidentale, Gaïto Gazdanov donne avec Le Spectre d'Alexandre Wolf son dernier roman tout à fait russe, avant d'entamer une œuvre plus marquée par l'influence française.

Le narrateur a vécu un épisode dramatique. Un cavalier avance vers lui, et lui tire dessus, alors il réplique, et le tue. Puis s'enfuit. Nul témoin, sinon sa propre conscience qui va le tarauder : est-il soumis à l'animalité ? n'était-il pas capable d'échapper au crime d'un autre homme ? Sa conscience fragile ne cesse de le traquer et de l'accuser. Mais un jour il trouve un livre, celui d'Alexandre Wolf, qui raconte comment il a échappé de peu à la mort alors qu'il pensait avoir tué le cavalier sur lequel il fonçait ! Lire sa propre histoire ne libère pas la conscience du narrateur mais le convainc qu'il faut comprendre pourquoi l'autre n'est pas mort, l'autre, qui peut aussi bien être lui-même.

Le narrateur est pris dans des événements qu'il ne contrôle pas, dans un récit mêlant une ambiance fantastique à une intrigue policière, et le récit à la première personne ajoute à l'implication du lecteur dans les découvertes du narrateur. Mais le crime initial est assez banal, en fait, voire bénin, qui plus est en temps de guerre, et pour sauver sa propre vie, alors pourquoi cette  importance ? Le retour à la vie de sa victime, et la reconnaissance que l'événement a été assez important pour qu'il en fasse une nouvelle, ne devrait-il pas soulager la conscience du narrateur et lui permettre de vivre loin de cette hantise ? A moins, justement, que cette hantise soit constitutive de son être, trop profondément...

La notion de spectre est fondatrice de l'oeuvre de Gaïto Gazdanov, elle matérialise les errances de chaque personnages dans une matérialité qui les dépasse, dans une réalité dont ils ne savent que faire puisqu'il n'est pas en eux de se l'accaparer mais de tenter de faire avec. Et, le plus souvent, de lutter contre. Dans le roman, les errances sont nocturnes, dans un Paris nimbé de mystères et où se rencontrent des personnages qui détiennent chacun une part de vérité sur la quête du narrateur.

L'écriture de Gazdanov est un vrai moment de grâce, et contraste avec les romans de notre temps. Le Spectre d'Alexandre Wolf est un grand moment de littérature.

Loïc Di Stefano

Gaïto Gazdanov, Le Spectre d'Alexandre Wolf, traduit du russe par Jean Sendy, postface d'Elena Balzano, Viviane Hamy, avril 2013, 180 pages, 18 euros
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