Les trois vies de Schifano accompagnent E.M. ou la divine barbare

Il est un monsieur des Lettres françaises (par sa mère) qui porte un nom italien (par son père), tiens donc, comme c'est curieux, comme c'est heureux plutôt, encore une preuve du bon résultat obtenu par cette équation idéale qu'est le métissage, ce vilain mot que des nationaux trop purs dans leur esprit bannissent de leurs voeux les plus chers. Ce monsieur Schifano, donc, puisque c'est bien de lui qu'il s'agit, s'est fait connaître, justement, par le truchement de sa bi-nationalité, si j'ose dire, en traduisant de l'italien vers le français, un peu Elisa Morante et beaucoup d’autres, Leonardo Sciascia, Alberto Savinio, Italo Svevo et surtout Umberto Eco (Le Nom de la rose, notamment), à tel point que, mais chut, c'est un secret, le maître transalpin reconnaissant son absence totale de style, considère désormais comme sa version définitive, non pas son écriture italienne mais bien sa traduction française. Il faut dire que Jean-Noël Schifano a la plume agile, qu'il trempe avec grâce dans un encrier poétique qui lui offre de belles envolées lyriques, un souffle sans limite et un vocabulaire précis et chatoyant. De quoi redonner de l'éclat à la prose atone de l'universitaire...

 

Amoureux des autres et curieux comme une pie, Jean-Noël Schifano s'est aussi lancé dans l'édition, créant il y a plus de dix ans la collection Continents noirs, chez Gallimard, sous les riso des habituels jaloux, c'est vrai, quoi, qui irait lire des auteurs africains, franchement, hein ? Beaucoup de monde, finalement, si bien que le succès fut assez vite au rendez-vous. Il a osé, Antoine Gallimard a joué le jeu, et des auteurs ont ainsi pu s'inscrire dans la grande tradition de l'ex-rue Bottin, comme Mamadou Mahmoud N'Dongo, d'autres ont même reçu des prix tel Henri Lopès (Une enfant de Poto-Poto) ou Scholastique Mukasonga (Notre-Dame du Nil, prix Océans 2013, prix Ahmadou Kourouma 2012, prix Renaudot 2012). En tout plus de soixante-dix titres publiés, chapeau l'artiste !

 

Artiste, oui, et à part entière car tout comme Cadet Roussel, Jean-Noël Schifano a trois cordes à son arc, et la dernière n'est pas des moindres : écrivain, essayiste, romancier décalé projetant la sève de ses désirs, tel un peintre fou de la Renaissance qui aurait à sa portée les techniques de la modernité pour enluminer des pages blanches, ivoires serait plus juste, afin de nommer l'innommable, ce plaisir qui vibre en lui, dès que l'on évoque son Italie chérie ou la conquête des femmes, autre pays de l'impossible errance où rien n'est connu d'avance. De L'éducation anatomique à La femme fontaine il y a toujours une ombre qui plane, un souffle qui attise les braises dans la lecture d'un livre du plus napolitain des auteurs parisiens...

 

Traducteur et ami de l'extraordinaire Elisa Morante, Schifano fut autorisé à pénétrer le saint des saints quand le crépuscule assombrit Rome et toute l'Italie littéraire... Voici comptées quelques confidences de la plus grande dame des Lettres italiennes de l'après-guerre. Hautement construit dans un camaïeu poétique, mêlant adroitement dialogues, action et descriptions dans une même trame : cela se passe à Rome, dans une clinique cossue, quelques mois avant sa disparition, quelques semaines après son suicide raté. Moravia, Pasolini, Visconti, les hommes sont convoqués dans l'album de souvenirs, les trahisons, mais aussi LE secret de famille, les peurs cachées, les amours avoués, les turpitudes fantasmées... Et entre les visites, pour reprendre force, les promenades dans les parcs, sur les collines, ce qui engendre fatalement une rencontre. Elle s'appelle Polina et les nuits soudain sont bien blanches, elles, brûlées du feu glacé du désir qui repeint les draps dans une chambre d'un grand hôtel... Si bien qu'au matin, quand il faut retourner au chevet d'Elisa, "Paolina dort sur le ventre, joue droite sur l'oreiller, jambe gauche repliée, s'abandonnant dans son sommeil comme le plus beau des nus assouvis de Courbet... Devant sa fente déclose entre les chairs ovées aux fossettes pelliculées de nos humeurs d'amour, je me penche, main déjà en conque, sur la glissante cambrure où prennent leur élan les caresses les plus entêtées, une bouffée de désir m'aile à nouveau..."

 

Il y a des bouffées de plaisir aussi dans cette lecture. Sentiment trouble d'une musique sous les paupières que le cerveau transmue, décrypte, interprète et joue à sa manière, toute lecture est une nouvelle lecture mais jamais ne lasse. Il en va ainsi de ce tâtonnement à travers le labyrinthe de la mémoire, parcours du tendre non finito, comme il est précisé sur la couverture. Si bien que l'on serait tenté de recommencer sa lecture quand on arrive au terme de ce mutin voyage...  

 

François Xavier


Jean-Noël Schifano, E.M. ou la divine barbare, Gallimard, avril 2013, 160 p. - 16,90 €

Sur le même thème

1 commentaire

Quel article ! et diablement bien écrit ! Un vent d'air frais en ces temps de vaches maigres... 
De quoi nous donner envie de se perdre dans le chaos poétique de cette "divine barbare" ! Une résonance rimbaldienne ?