« La formation du système soviétique » de Moshe Lewin : une étude captivante

L’historien américain Moshe Lewin, originaire de Russie et qui y a vécu jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, a réuni dans ce volume des essais sur l’histoire sociale du pays dans l’entre-deux-guerres. Leur principal intérêt tient à leur optique particulière : au lieu de parcourir les années 1917-1940 en privilégiant l’analyse politique et idéologique (ce qui conduit généralement les soviétologues à traiter surtout des caractéristiques du Régime), Lewin s’intéresse davantage à la persistance et aux évolutions de certaines traditions typiquement russes, qui imprègnent la société de manière moins voyante et plus profonde que les directives du Parti. Cette optique va de pair avec une attention aiguë pour le « familier », c’est-à-dire pour les coutumes, les croyances, les usages – certains immémoriaux, d’autres liés à une période historique précise – que l’auteur a l’avantage de connaître de près (à la différence de nombreux confrères dont l’érudition reste plus abstraite, détachée du quotidien).


Il en résulte une étude captivante de bout en bout, autant par son contenu qui donne au lecteur l’impression de découvrir une certaine Russie sous un angle proche de l’ethnographique, que par son écriture (à l’opposé de l’indigeste style académique) fluide et empreinte d’humour. L’un des chapitres les plus appréciables à mon sens est consacré à la religion populaire en Russie au XXe siècle, sujet qui permet à Lewin de dépeindre un système mi-païen, mi-chrétien de croyances comprenant, outre la Trinité et environ trois cents saints orthodoxes, une hiérarchie saisissante de forces du mal, de revenants et d’ondines, qui coexistaient, bon an mal an, dans l’esprit des paysans, avec l’idéologie (athéiste) prônée d’en haut ou avec le culte de Staline. L’usage que fait l’auteur des données statistiques est également très instructif, notamment au sujet du niveau d’instruction des cadres soviétiques (pp. 64-65) : il n’est pas indifférent d’apprendre qu’ils étaient majoritairement incultes, dans les années 1920-1930. Son commentaire sur la manière dont l’économie planifiée a entraîné la bureaucratisation du pays est très éclairant aussi. Toutes ces données aident à comprendre non seulement l’évolution sociale et historique de l’URSS pendant les décennies évoquées, mais aussi certaines constantes typiquement russes (comme l’écart énorme entre la réalité sociale, le discours officiel et les visées des gouvernants) qui continuent manifestement d’influer sur l’état des choses dans le pays.


En revanche, l’ouvrage de Lewin (dont la première publication aux Etats-Unis remonte à 1985) présente deux défauts qui peuvent gêner par moments le lecteur actuel : l’auteur manifeste une sorte d’optimisme qui nous semble inapproprié, par exemple quand il voit « un potentiel d’amélioration et de réforme » dans « les millions de citoyens instruits » de l’URSS, suivant une logique qui conviendrait pour une société démocratique, et sans s’interroger sur la nature et le niveau de cette instruction comprenant un endoctrinement tout sauf propice à l’esprit de réforme ; par ailleurs, et dans le même esprit, il minimise l’aspect proprement totalitaire du régime soviétique, en allant jusqu’à présenter la coercition du temps de Staline comme échappant à tout contrôle (p. 72). Il serait donc utile, en complément et/ou en correctif de cet ouvrage, de (re)lire les mémoires de Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir, également édités chez Gallimard.


André Donte

 

Moshe Lewin, La formation du système soviétique, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, coll. “Tel“, éd. Gallimard, avril 2013, 532 pages, 17,50 euros    

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