"Histoire naturelle" de Pline l'Ancien dans la Pléiade

Travail de Romain

 

L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, qui vient d’être éditée dans sa totalité dans la Pléiade, est plus un ouvrage de consultation qu’un page-turner. Cependant, quel suspense dans cette compilation !

 

Le professeur de Lettres classiques qui doit trouver dans l’urgence une version latine pour ses élèves n’a qu’à extraire de sa bibliothèque la correspondance de Pline le Jeune. N’importe quelle lettre, ou presque, fera l’affaire. Taille raisonnable (une page environ), texte souvent un peu creux (Pline le Jeune se regardait dans sa prose comme on se regarde dans un miroir), mais toujours bien composé, avec un début, un milieu, une pointe finale. Bref, du ready made pour un exercice de traduction.


Mais on ne saurait en dire autant de l’Histoire naturelle de l’oncle de Pline le Jeune, Pline l’Ancien, mort, comme on sait, lors de l’éruption du Vésuve en 79. L’œuvre est d’une épaisseur impressionnante (le volume de la Pléiade qui vient de sortir dépasse les deux mille pages) et a fait autorité pendant des siècles — Diderot et ses amis de l’Encyclopédie s’en réclamaient —, mais il est très difficile d’y « découper » une page qui présente une certaine unité. Pline entend parler de tout, ou, comme il le dit lui-même, de la « vie » — le titre français est d’ailleurs un latinisme et une expression telle que « Recherches sur la nature » serait plus appropriée —, mais cela suffit-il à excuser un tel fatras ? Compilation, compilation… Le genre est répertorié, mais on pourrait imaginer une compilation plus organisée, et l’on n’a guère de mal à comprendre ce critique qui parlait de « monstruosité littéraire », ou cet autre qui dénonçait cette accumulation de « phrases mal liées ». Quand Pline entame un portrait de César, il abandonne assez vite son sujet pour entamer un portrait de Pompée, ce qui pourrait se justifier si ce glissement donnait lieu à une étude comparative des deux personnages, mais non : nous n’avons là qu’une mosaïque. Déroutante aussi est la teneur de certaines informations. Sont décrits par le menu dans la partie sur la médecine d’innombrables remèdes du genre bave de crapaud mélangée à de la corne de bouc pilée qui font qu’on s’attendrait à trouver sur la couverture le nom de Rika Zaraï plutôt que celui de Pline l’Ancien.

            

Et pourtant, même si, redisons-le, de telles énumérations sont souvent assommantes et déconcertantes, c’est là que l’ouvrage devient passionnant et dépasse son cadre purement « scientifique » pour devenir sociologique ou anthropologique avant la lettre. Pline conseille rarement l’utilisation de la bave de crapaud pour soigner tel ou tel mal ; l’information qu’il entend faire passer, c’est qu’il existe dans telle ou telle région du monde des hommes qui pensent que la bave de crapaud a des vertus curatives. L’histoire des faits passe par celle des mentalités. De la même manière, lorsqu’il expose en détail les différentes techniques qui permettent d’extraire de l’or, il est clair qu’elles le fascinent dans la mesure où elles varient selon les contrées, et aussi parce qu’elles lui permettent de glisser sans avoir l’air d’y toucher une réflexion morale sur la corruption du monde ou tout simplement sur certaines inégalités sociales. Au détour d’une phrase, il précise que seuls certains rhéteurs ont les moyens de s’offrir tel bijou.

            

D’une certaine manière, le projet même de l’Histoire naturelle est plus important que son contenu. Pline a eu l’ambition de réunir toutes les connaissances de son temps, d’être Google  et Wiki à lui tout seul. Folle ambition sans doute, mais qui ne pouvait se dessiner, n’en déplaise aux écologistes altermondialistes de notre XXIe siècle, que parce qu’au premier siècle après Jésus-Christ il existait, déjà, une forme de globalisation. Cela s’appelait tout simplement l’Empire romain. Car même si, encore une fois, un certain nombre d’informations reproduites par Pline prêtent aujourd’hui à sourire — faites donc lire à un géologue son explication des nappes phréatiques… —, on se demande souvent comment, matériellement, il a pu réunir une telle masse d’informations, le jeu se compliquant d’ailleurs du fait que l’immense majorité de ses sources ont aujourd’hui disparu et que nous n’avons plus que la photocopie, sa photocopie, pour nous faire une idée de l’original. Mais même les altermondialistes devraient trouver leur compte en lisant Pline : sa description de l’exploitation de certaines mines n’omet pas les effets « secondaires » provoqués par l’émanation de certains gaz, et même s’il ne cite que les boucs comme victimes, on devine assez facilement que les bronches des hommes étaient atteintes elles aussi.

            

Sous cette succession de portraits, de vignettes, sous cette liste de trucs pour faire pousser les poires ou de remarques sur les vertus digestives des asperges se cache, ou plutôt se dessine en permanence ce qu’on appellerait aujourd’hui une « tension » d’ordre moral ou, tout simplement historique — et c’est pourquoi, finalement, le titre français Histoire naturelle ne constitue pas un faux sens —, analogue à celle qu’on trouve chez Tacite (d’ailleurs excellent ami du neveu, Pline le Jeune) : regret du passé, des anciennes vertus romaines d’un côté, mais d’un autre côté fascination pour le monde présent, y compris pour ses dérives. Pline n’aime pas l’importance prise par l’argent et ne saurait admettre, pour reprendre un exemple déjà cité, que les rhéteurs, dont la mission initiale était de rechercher la vérité à travers les mots, soient devenus de véritables rock stars, avec toutes les extravagances que cela implique. En même temps, il ne saurait rejeter totalement le développement du grand commerce, ne serait-ce que parce que celui-ci contribue au progrès des sciences et parce que, d’une certaine manière, il poursuit le même but que lui-même avec son Histoire naturelle : il est outil de communication. (1)

            

Dans son excellente introduction à cette Histoire naturelle dont il est le traducteur — battant de vitesse les éditions Budé, qui progressent dans leur publication de l’œuvre de Pline aussi rapidement  que l’Académie française avec son dictionnaire —, Stéphane Schmitt semble pinailler lorsqu’il se demande si, nonobstant les revendications de Diderot & Co., l’œuvre de Pline peut vraiment être définie comme une « encyclopédie » ; s’il n’y a pas là un anachronisme. Il semble que l’on puisse répondre à cette aporie comme François Châtelet avait répondu à l’aporie qui s’attache à Platon (2) : on sent bien qu’on ne saurait inclure Platon parmi les Anciens, puisqu’il se détache nettement du lot ; mais ce serait aussi un tort de le considérer comme un moderne, puisque, à bien des égards, il « date ». En fait, il n’est ni l’un, ni l’autre, ou les deux à la fois. Il est la charnière entre deux mondes. Et Pline, donc, constitue lui aussi une charnière : il n’appartient pas à proprement parler à notre univers, mais il fait partie de ses origines.

 

FAL

 

Pline l’Ancien, Histoire naturelle, traduit, présenté et annoté par Stéphane Schmitt, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", octobre 2013, 79,00 €

 

(1)    Voir à ce sujet l’introduction de Pierre-Emmanuel Dauzat dans Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXXIII — Nature des métaux, texte établi et traduit par Hubert Zehnacker, les Belles Lettres, Classiques en poche.

(2)    François Châtelet, Platon, Folio, collection Foliothèque.


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