Jean-Michel Delacomptée : Ecrire pour quelqu’un ou L’inexprimable bonheur de l’enfance

Existe-t-il une langue particulière pour témoigner d’une jeunesse heureuse ? Telle est la question posée en filigrane dans le magnifique récit de Jean-Michel Delacomptée. L’auteur s’est consacré jusqu’ici à La Boétie, Saint-Simon, Bossuet, Racine et Madame de Lafayette, entre autres sujets : j’observe que mes choix me portent vers une culture exigeante, les livres au vaste front, avec une inclination vers l’âge classique, celui de la vieille France. Ici, foin des grandes orgues, c’est le registre intime qui se déploie. L’écrivain remet la main sur une photo de famille où, en culotte courte, un avatar de lui-même marche avec confiance aux côtés d’un homme, maintenant disparu, qui est son père. Cette précieuse relique, pour qui d’ordinaire le passé n’appelle aucune complaisance, enclenche un récit rétrospectif en quête des recettes du bonheur familial qui ont transformé l’enfant en homme mûr et serein.

 

A la faveur d’obsèques qui le convient à Cabourg – une nuit au Grand Hôtel –, l’auteur se replonge, à la manière de Proust, dans le train de nuit des souvenirs perdus. L’indicible sanglote en nous, constate Delacomptée, qui refait le chemin parcouru de lui-même à cet autre qu’il a laissé derrière lui. Grandir, c’est accepter la disparition et l’effacement progressif, sans renier quoi que ce soit : Les sanglots sont comme les rêves, une permanence de la mémoire, conjurant l’oubli des morts.   

 

En banlieue – Yvelines, ci-devant Seine-et-Oise –, l’auteur a passé sa jeunesse à l’ombre d’un père représentant en livres qui lui a sans doute transmis le goût du verbe et sa bienveillance. En général, un père, tant qu’il vit, on le méconnaît. Pétri de pudeur, l’enfant n’a pas exprimé les sentiments admiratifs qu’il éprouvait pour lui. Il sait désormais qu’il lui doit d’avoir grandi : Nous héritons des livres dont la lecture, en notre jeunesse, a exercé sur nous son empire. Tintin, Les Pieds Nickelés, Pif Gadget. Puis, Sylvie de Nerval, pour apprendre l’amour. Souvenirs : la banlieue rouge, digne et combattive. La pauvreté dominante, tout de même. Le père, en carte, colportant l’Humanité Dimanche. Le sacerdoce politique, les réunions, les cadres immuables et sérieux du Parti.

 

L’auteur revient dans cette banlieue qui manque d’âme et se répand comme une lèpre aux abords du monde policé dont elle est mise au ban. Quand on vient de banlieue, on vient de nulle part. Delacomptée se demande alors comment il a pu transgresser les règles établies du milieu – son argot, sa violence –, pour devenir un homme “cultivé”. Le rôle du père, sans doute, et ce père d’écho, sinon de substitution, J.-B. Pontalis (1924-2013), psychanalyste et directeur de la collection « L’un et l’autre » chez Gallimard, à qui il doit le privilège insigne d’avoir publié les livres qu’il souhaitait librement écrire et auquel il rend hommage.

 

Toute l’affaire est là, n’en déplaise aux dérouleurs de manuscrits complaisants à l’égard de l’égo, aux maniaques des blogs et autres “pages personnelles”, miroirs de Narcisse : il s’agit, quand on écrit, de passer le relais, de confier ses “archives” à la génération qui suit. Les pèlerinages sont inutiles. Qui veut remonter le temps s’y noie, écrit Delacomptée davantage confiant dans l’avenir et la transmission : On n’écrit pas pour soi, mais pour les autres. Pour les morts qui subsistent en nous, et pour les vivants qui nous lisent. [...] Les livres alors, comme le font les poèmes, dressent des tombeaux. Ils ne recouvrent pas de marbre les morts, ils les revêtent d’une douce ferveur. Ce sont des urnes à portée de mains qu’il nous suffit d’ouvrir, où nous plongeons nos souvenirs, et dont les cendres sont les mots.       

 

Frédéric Chef

 

Jean-Michel Delacomptée : Ecrire pour quelqu’un, Gallimard, coll. « L’un et l’autre », décembre 2013, 172 pages, 15, 90 € 

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