Pierre Guyotat, Joyeux animaux de la misère : Magma volcanique

L’un des ouvrages les plus déroutants de la saison a été à peine salué par la critique établie. Sur ses 412 pages, on n’y compte, en effet, qu’une seule écrite en français, enfin dans ce qu’il est convenu d’appeler du français courant : la quatrième de couv.

 

Depuis son premier ouvrage, Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967), Pierre Guyotat nous avait accoutumés aux chocs. Le Tombeau infligeait une gégène mentale aux lecteurs emmitouflés dans la quiétude de ceux qui n’ont pas fait la guerre, ni celle d’Indochine, ni celle d’Algérie. Ces Sept chants, sous-titre de l’ouvrage, étaient une succession de scènes de violence, de sexe et d’horreur empruntées à on ne sait quel conflit ; un rut furieux et sanguinaire, déchaîné par des militaires priapiques, secouait les pages. Une certitude en émanait : l’auteur était un descendant de Sade, de Lautréamont et de Genêt.

 

Trois ans plus tard, extrait du même magma volcanique, pimenté de surcroît de scènes de zoophilie ou plutôt de mizoomanie pathologique, Éden, Éden, Éden, était gratifié du rare privilège de trois préfaces, de Michel Leiris, Roland Barthes et Philippe Sollers : on n’a pas fait mieux depuis ; il faudrait, pour surpasser cette épiphanie, se faire préfacer à la fois par Jean d’Ormesson et Jean-Luc Mélanchon, par exemple. Leiris jugeait l’auteur capable d’hallucinations à un degré exceptionnel, Barthes, barthifiant plus que de coutume sur ces flots de foutre et de sang, informait le lecteur sur « ce qu’il advient au signifiant », et Sollers, un peu plus clair, mais furieusement soixante-huitard, dénonçait allègrement la bourgeoisie et la censure, invoquait le matérialisme historique et, énigmatiquement, « l’inadéquation de la pensée au sexe ». On pourrait incidemment s’interroger sur l’adéquation de la pensée à la digestion, au risque de passer pour un fâcheux. Mais on ne va pas dresser ici un panorama de l’œuvre de Guyotat et des secousses sismiques qu’elle engendra.

 

Un constat s’imposait : Guyotat écartelait le langage aux limites du massacre ; il s’en servait comme un poignard pour dépecer la cervelle du lecteur. Exemple : « …Orge, blé, ruchers, tombes, buvette, école, gaddous, figuiers, mechtas, murets tapissés d’écoulements de cervelles… étoffes maculées de lait, de merde, de sang… ». L’auteur des Leçons sur la langue française (2011) a depuis aiguisé son poignard. Prenons au hasard une page des Joyeux animaux (car l’on ne peut, quand on a abordé le livre par le début, échapper à l’envie de feuilleter le reste pour savoir si c’est le même gruau qui vous sera servi jusqu’au bout) : « J’y crie pareil ah mince il faut que j’y change de cri si le petit ventru me fait crier, que je m’y pense quand, sa paume à ma fesse, il m’entraîne au pieu, qu’il m’y bascule sur le dos… à peine il m’a déjà enfilée… »

 

En regard de ce déferlement constant d’exclamations incohérentes et de sanies verbales, le célèbre stream of conciousness de James Joyce ressemblerait à un sage exercice scolaire. Comme à la fin on n’y comprend rien, on recourt à la 4e de couv’, mentionnée plus haut et qui semblait écrite en français courant, dans l’espoir de savoir de quoi il s’agit : et l’on apprend qu’il s’agit d’une description de la vie dans un bordel de mégapole, où trois putains et deux hommes à tout faire, littéralement, accueillent « un tout-venant de travailleurs » venus assouvir leur soif de sexe. Il va sans dire que les habitudes sexuelles de ces gens sont aussi erratiques que la logique grammaticale. On y apprend incidemment qu’il existe des « chattes mâles ». Quant au langage, on aura deviné ce qu’il en est.

 

L’ouvrage poserait non des questions, mais des interrogations. Quel est l’usage présumé de cette version contemporaine des 120 journées de Sodome du Marquis ? Éclairer sur le comportement clandestin de l’Homo sapiens ? Ou bien sur la place de la sexualité dans l’imaginaire moderne ?

 

Osera-t-on citer un bref dialogue des Mauvaises pensées et autres de Paul Valéry :

« Je te regarde comme un animal et tu me regardes comme un aliéné. Nous ne pouvons parler que nourriture et temps qu’il fait.

— Mais ne sont-ce pas les sujets essentiels ?

— Allez, messieurs ! »

 

Gerald Messadié

 

Pierre Guyotat, Joyeux animaux de la misère, Gallimard, mars 2014, 412 p., 21,50 €

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