Le cercle des tempêtes de Judith Brouste, ou Shelley autrement

Les temps changent, vous avez remarqué ? Avis de tempête sur la planète bleue et le pire est à venir, dernières vérités affichées à Montréal, dernièrement, sur la phase de réchauffement qui s’amplifie. Les temps changent sous l’ère digitale, vous avez remarqué ? Un marchand de soupe tente de faire plier les éditeurs sous prétexte d’offrir plus de choix pour moins cher aux lecteurs, lesquels, pour une fois, plébiscitent… les éditeurs : prêts à débourser plus pour garantir une certaine liberté. Car la littérature n’est pas un objet marketing comme les autres, n’en déplaise à monsieur Jeff Bezos, et la poésie encore moins, qui n’est désormais plus une posture mais bien un Acte. La poésie n’a que faire des marges arrière ou des têtes de gondole : devrait-elle avoir pour seul but la vérité pratique ? Non, bien évidemment que non ! En poésie, c’est toujours la guerre…

Shelley et Byron s’offrirent quelques temps une joute intellectuelle sur le dos de celles qui les accompagnaient dans leur vie intime, affichant leur faiblesse dans une union sacrée pour exhiber avec magnificence (Byron) et mélancolie (Shelley) l’inspiration poétique qui transpire de leur commun désespoir. Ah cet été 1816 qui vit la rencontre explosive du corsaire de l’imaginaire avec Shelley le fou, entraînant les deux hommes dans une sauvagerie où ils vont être, chacun à leur tour, les hôtes révoltés de cet enfer-ciel si cher à William Blake. Suivra l’année 1817 au cours de laquelle Shelley écrira plus de six mille vers, et préfacera Frankenstein.

 

C’est un drôle de roman que ce livre-là, s’ouvrant sur des confessions intimes de la narratrice pour verser aussitôt dans la biographie, plus érudite et commentée que romancée, puis qui se conclut derechef sur les états d’âme de Judith Brouste. Cocktail poivré dont on se demande si. Trois pages en moins avant, un chapitre en moins après, et l’on aurait eu cette délicate attention de cheminer aux côtés de Shelley et Mary, éternelle compagne qui prouvera que la douleur et le chagrin peuvent aussi se combattre, se contenir dans l’espace si fragile de la création, pourchassant ses démons sur le papier pour nous dévoiler son Frankenstein, foudre qui s’est abattue sur elle après une visite des terres des Frankenstein et avoir pris connaissance de leur histoire si malheureuse…

 

Précieux volume que celui-ci qui nous donne à voir le côté obscur de la force qui habite les poètes, fiers dans leur vérité, ne pliant jamais, arcboutés face au pouvoir des Hommes, fats parfois vis-à-vis des femmes, lâches aussi devant la paternité, mais flamboyants devant le monde dans leurs habits de mots si habillement troussés que personne ne résiste. « Si l’un est un Don Juan dissertant sur son pied bot, sur son membre ou sur La Jérusalem délivrée, l’autre dans sa dérive et son incessante mobilité est un seigneur. Dans ce jeu à huis clos devenu parade amoureuse, Mary, silencieuse, intériorisée, n’est pas la meilleure. Moins stratège que Claire, qui baptise les deux poètes Brandy et Soda, moins brillante, elle ne trouve pas immédiatement les mots qui font mouche. Mais c’est elle, ce soir-là, qui décide d’écrire Frankenstein […] ». Et ce n’était pas un soir d’orage au bord du lac Léman, comme la légende perdure encore à nous le faire croire. 

 

Shelley visionnaire, annonciateur des pires calomnies comme précepteur des plus belles utopies, mais qui, mis à part un poète, quel homme de la cité a cette prescience de voir l’avenir ? C’est bien pour cela qu’il est banni, déconsidéré, ridiculisé car si le politique écoutait le poète, le monde ne serait pas aussi sanguinaire mais il n’y aurait pas, non plus, ces immenses fortunes personnelles bâties sur les corps de millions d’être humains. Si bien que l’Ode à la Liberté de Shelley ne sera pas publié de son vivant. Texte majeur qui analyse la progression de la liberté depuis Athènes jusqu’aux révolutions contemporaines, impose l’idée de changement face à l’injustice de classes, un esprit frondeur qui annonce Marx, ce rêve de pouvoir arrêter l’Histoire dans une société sans classes.

 

Poète, Shelley vivra à cent pour cent son expérience qui lui fit rejoindre le Paradis perdu, action extrêmement dangereuse, tout aussi bien pour le corps que l’esprit : il sera victime d’hallucinations, de visions terribles. Mais être un homme libre, nomade, libertin – bien avant l’homme aux semelles de vent – a un prix. Partir pour ne plus revenir ; s’exiler de l’Angleterre honnie, chassé d’Irlande il trouvera refuge en Italie, de Venise à Rome ou Naples, errant malgré lui, jusqu’à son naufrage. Noyé, puis incinéré, son corps rendu par la mer refusera d’entièrement se consumer : son cœur demeurera, que Mary conservera dans une boîte, le cœur poétique est indestructible. Tout un symbole.

 

François Xavier

 

Judith Brouste, Le cercle des tempêtes, Gallimard, coll. "L’Infini", septembre 2014, 196 p.- 17,00 €

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