Louis-René des Forêts, l’éclairé : entre défi & carnage

De ses fiches de lecture au comité Gallimard à ses chroniques musicales (lire la  lettre dithyrambique de Francis Poulenc sur l’intelligence du propos), de ses romans (Les Mendiants, Le Bavard) à ses derniers poèmes accompagnés de dessins originaux de Farhad Ostovani, sans oublier ses nouvelles (avec ici un inédit de 1938, Les coupables) et d’autres récits (Le malheur au Lido), toute sa vie durant, Louis-René des Forêts n’aura eu de cesse de se poser la question du langage, de la parole, ouvrant sa bibliographie officielle et reconnue par un court roman, Le Bavard, posant le premier jalon d’une quête infernale qui l’entraînera dans les remous des mers déchaînées de la passion littéraire avec toujours ce même leitmotiv : se taire ou nommer les choses ?

 

Face à ce qui lui semble une imposture, le sens de la vie, il choisit le silence mais alors s’ouvre à lui tant de possibles qu’il y succombe s’aventure finalement sur la piste des mots, parsemée d’embûches mais tellement amusante, intéressante à découvrir… Et malgré un silence de vingt-quatre ans (et dire que l’on reprocha à José Saramago de n’avoir rien écrit pendant dix ans), il reprendra la plume sur le tard pour venir à bout de son ascension.

Tiraillé par la légitimité d’écrire, Des Forêts abat ses cartes et marche à visage découvert : c’est ainsi que s’inscrit la force herculéenne de cette écriture qui résiste au travail de sape des mauvais esprits : ce sont des textes rudes, sombres et d’une profondeur inouïe, mais ce sont surtout des mots à la grandeur indéniable !

 

Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute-puissante sauvagerie.

 

La force – et donc l’intérêt – de l’œuvre de René-Louis des Forêts réside dans sa capacité à demeurer cohérent dans sa thématique et constant dans son style sans pour autant se répéter : jamais il n’aura écrit le même livre (si vous voyez à quels auteurs je pense…). Ce qui se signale chez Des Forêts, c’est l’extraordinaire variété des formes d’écriture. Pour chaque nouveau projet, il s’impose de se réinventer entièrement, donnant une œuvre à l’étonnante diversité, à la foisonnante richesse.

Et c’est avec l’énergie du désespoir, écrit-il, qu’il avance, aveugle en quête d’une clé qui lui donnerait accès à une perspective d’ensemble… Et quand les mots viennent à manquer, le dessin se substitue – normalement, dans une volonté de peindre alors pour que le non-dit et le jamais-vu redonnent sa chance à une vérité vivante et viennent à bout de l’homme séparé. Dans le sens où l’entend Artaud : « Une chose nommée est une chose morte, et elle est morte parce qu’elle est séparée. »

 

Devant de telles pages, on en vient à déplorer, plus que jamais, que la critique littéraire ne dispose pas d’une pierre de touche qui permettrait de condamner sans appel tous les livres de mauvais aloi. Quel salutaire nettoyage cela ferait dans les librairies […]. Mais non : jusqu’à la fin des temps, les mots étant bien commun, les livres les plus nuls continueront d’avoir pour un regard myope ou louche exactement la même apparence de livre et la même légitimité – usurpée – que ceux-là seuls, nécessairement rares, qui en méritent le nom.

 

Philippe Jaccottet

Cahier Louis-René des Forêts, Le Temps qu’il fait, 1991

 

Ironique et amer, René-Louis des Forêts parvient, à chaque fois, à éviter de sombrer dans la – trop – facile abysse de la mélancolie et/ou du nihilisme dans un sursaut salvateur issu d’une révolte intérieure puisé à même la force du monde extérieur auquel, quoi qu’il en coûte, quoi qu’il en pense, il faut s’accorder… faute de mieux. Pour y parvenir, Des Forêts donnera voix au chapitre à celle, fluette, énigmatique, muette parfois, de l’enfant dans un défilé harmonieux du langage musical et érudit.

Grâce à cet ouvrage réunissant l’ensemble de ses textes, le lecteur aura le choix d’aller puiser dans l’immense panorama l’enfance solaire et souveraine, la violence régénératrice des éléments et des sentiments, la puissance du rire, la méfiance vis-à-vis d’une langue trop souvent convenue et moribonde, l’impossible écart à combler entre l’idéal poétique et ses réalisations, la conscience critique du caractère frauduleux des signes… Sans oublier les descriptions, les ambiances, les paysages : la grève marine, les lieux clos (chambre, prison, dancing, hall d’hôtel) ou les espaces infinis.

 

Il débute par un jeu polyphonique (Les Mendiants) pour massacrer, dès le suivant (Le Bavard), les formes du récit traditionnel en s’inscrivant dans la dénonciation de l’exténuation de la littérature, et comme l’annonciateur de La Chute de Camus qui s’en est visiblement inspiré. Sans refuser l’idée de publication, Des Forêts subit sa conscience aiguë et scrupuleuse de ce qu’il pense être la littérature : il se fait donc rare, voir muet de nombreuses années, abandonnant son troisième roman pour se concentrer sur la forme plus courte de la nouvelle et/ou du récit. Viendra la sombre année 1965 et le décès accidentel de sa fille qui imposera un virage à son écriture, désormais marquée par le sceau du deuil.

 

Les Mégères de la mer, matrice à l’origine d’un projet de roman, qui devient de la poésie narrative avec des vers de quatorze syllabes, impose à la parole une diction excessive pour dire l’événement traumatique de la découverte de la sexualité. Épisode autobiographique transformé en légende narrative qui parvient à arracher le locuteur à son enfance première, cet âge étymologique de l’in-fans où le sujet se tenait dans un rapport plein et muet devant le monde.

 

Après un long détour d’une décennie dans le monde pictural de la peinture et de l’encre de Chine, Louis-René des Forêts revient à la poésie – qu’il n’a jamais quitté, œuvrant à la revue L’Éphémère avec Bonnefoy, Leiris, Celan… – dans un (très) long travail dont l’accomplissement final ne se réalisera qu’à la fin de sa vie (malgré quelques publications d’extraits en revue) : Ostinato, originellement débuté sous le titre de Légendes démontre l’extraordinaire originalité de la forme. Des Forêts parvient à retranscrire sur le papier une alchimie étonnante, fruit d’une autobiographie fragmentaire, écrite à la troisième personne du singulier et au présent de l’indicatif. Seuls comptent ici les éclats d’une existence. Le Moi est tenu à distance par la pratique de la troisième personne, soi est donc bien un autre dont le fantôme passé s’impose à un présent incolore.

Par amour et discrétion, point de noms propres dans Ostinato, cette autobiographie poétique d’un genre très singulier, sorte d’interdit magique pour ne pas célébrer une fois de plus, une fois de trop, cette sentence de mort en renommant le disparu…

 

C’est donc bien à travers un miroir que Des Forêts peint ses récits dans l’esprit contradictoire d’avoir conscience que les grands moments de l’existence se produisent toujours dans la solitude et que l’extase, de par son essence même, ne se partage pas. Ainsi ses personnages sont-ils animés d’une ambivalence qui les poussent, en même temps, à rêver d’une improbable communication avec autrui tout en s’échinant désespérément d’obtenir, via le langage et quelques gestes, cette « intimité qui ne réserve rien et se donne totalement ». Or, par quelque bout que l’on puisse prendre cette équation, la solution s’impose toujours : les grands moments de la vie individuelle ne peuvent trouver leur consécration que dans la reconnaissance d’autrui. Les mots emportent donc tout sur leur passage, notamment celui qui les prononce, loin l’idée d’une conscience en quête de lumière mais plutôt une certaine candeur à croire que l’intimité se gagnerait par la seule médiation du langage. Pris au piège, l’écrivain n’a cependant qu’une seule issue, celle d’écrire (sic), ultime chant du cygne en miroir des ruses de la parole qui se voient multipliées par le délire de l’imagination. L’œuvre, alors, ne peut plus être silencieuse.

 

Elle ne peut aborder le silence que de biais, en l’entourant de paroles qui l’étouffent. L’art de Louis-René des Forêts […] consiste […] à aller aussi loin que possible dans cette approche d’une représentation muette, d’une magie qui aurait l’éblouissante richesse de la voix et le poids formidable du mutisme. 

 

Bernard Pingaud, L’Express, 28 avril 1960

 

À la lecture de l’œuvre de Des Forêts le constat s’impose : nous avons entre les mains l’un des talents les plus originaux et les plus puissants qui se soient révélés depuis cinquante ans.

 

Loin de ne raconter que sa vie, Louis-René des Forêts évoque mille vies contractée en une seule, en totale opposition à l’autofiction et au Nouveau Roman. Pudique mais puissant dans ce dépouillement des circonstances biographiques, Des Forêts marquera néanmoins de son empreinte une œuvre exceptionnelle axée sur l’obstination de l’être face à l’absurdité de l’existence.

 

Ce volume contient

Romans : Les Mendiants - Le Bavard. Nouvelles : Les Coupables - Le jeune homme qu'on surnommait Bengali - Un malade en forêt - Les grands moments d'un chanteur - La chambre des enfants - Une mémoire démentielle - Dans un miroir - Le Malheur au Lido. Poésie : Les Mégères de la mer - Poèmes de Samuel Wood. Écrits autobiographiques : Face à l'immémorable - Ostinato - Pas à pas jusqu'au dernier - ... ainsi qu'il en va d'un cahier de brouillon plein de ratures et d'ajouts.... Chroniques musicales, propos sur la littérature et autres : Ariane et Barbe-Bleue - Contre les musicologues intellectualistes - Messiaen et les concerts de la Pléiade - Voies et détours de la fiction - Sur Georges Bataille - À propos de Pierre Guyotat - Le Droit à la vérité - Notes éparses en mai. Expositions : 33 peintures et dessins. Critiques et portraits littéraires par ... - Extraits d'entretiens et de lettres...

 

La jeune fille au regard très bleu qui chante dans le sien et le brûle jusqu’au plus vif de lui-même. Ne sachant distinguer sa tristesse de son silence, mais sachant quel secret lui a permis de survivre : en chaque mot qu’elle ne dit pas, celui qui est sa seule mémoire fait le signe de sa présence et le peu qu’ils se disent ranime les tendres sonorités de sa voix, l’un et l’autre aimant pour lui ce qu’il aimait en chacun et chacun par lui se faisant entendre de l’autre, comme s’il avait gardé intact à si grande distance son merveilleux pouvoir d’approche et qu’il fût le seul répondant de toutes les paroles qu’ils auraient désormais à se dire.

 

Extrait d’Ostinato, p. 1103

 

François Xavier

 

Louis-René des Forêts, Œuvres complètes, Gallimard, coll. "Quarto", juin 2015, 186 documents, 1344 p. – 28,00 €

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