Ingeborg Bachmann, de l’ombre à la lumière

Femme de lettres énigmatique, Ingeborg Bachmann fit la couverture du Spiegel en 1954 et laissa se tisser derrière elle tout un paravent de sottises puisqu’elle était une femme ; et donc ne pouvait qu’écrire sous influence, elle qui, sans aucun doute, avait bien dû être la maîtresse de Günter Grass, Martin Walser, Thomas Bernard, Paul Celan ou Max Frisch et qui sais-je encore. Oui, son succès fulgurant ne pouvait pas venir de son seul talent : cliché phallocrate qu’une mort prématurée dans l’incendie d’un hôtel de Rome, en 1973, à quarante-sept ans, paracheva. Or, c’est justement à partir de cette funeste date que l’œuvre d’Ingeborg Bachmann prit son envol : des centaines de pages inédites furent déposées à la Bibliothèque nationale autrichienne, et petit à petit elles furent publiées.

 

Après une première traduction d’une partie de ses œuvres, en 1989, chez Actes Sud (épuisée), le présent volume n’a pas d’équivalent, ni en France ni en pays germanique : il présent l’œuvre lyrique dans sa continuité, des premiers poèmes composés par la jeune fille de seize ou dix-huit ans, inédits en français (et pour un certain nombre en allemand aussi), aux esquisses tardives écrites jusqu’en 1967 (publiées en 2000 à titre posthume).

 

Paris

 

Sur la roue de la nuit tressés

dorment les perdus

dans les couloirs tonitruants en bas,

mais où nous sommes est la lumière.

 

Nous avons les bras chargés de fleurs,

mimosas de tant d’années ;

de l’or tombe de pont en pont

sans un souffle dans la rivière.

 

Froide est la lumière,

encore plus froide la pierre devant le porche,

et les conques des fontaines

sont déjà à demi vidées.

 

Qu’adviendra-t-il, si pris de nostalgie

jusqu'aux cheveux fuyants,

nous demeurons ici et demandons : qu’adviendra-t-il

si nous soutenons l’épreuve de la beauté ?

 

Sur les chars glorieux de la lumière,

même veillant, nous sommes perdus,

sur les champs des génies en haut,

mais où nous ne sommes pas est la nuit.

 

L’œuvre d’Ingeborg Bachmann est par nature ouverte en multiples fragments, tout comme elle est inachevée du fait de sa mort accidentelle ; mais cette somme unique permet de mieux cerner la démarche de la poète qui regardait vers l’inaccessible : un choix subjectif, comme toute anthologie, réalisé à partir du fonds de la Bibliothèque nationale autrichienne.

Pour cela, il fallut bien définir un postulat de départ : celui de cette quête qui habitait Bachmann dans sa recherche vers une pluralité des formes et des genres, dans la réécriture de la tradition et dans sa déconstruction. S’affiche très vite une volonté d’imposer à son écriture une nouvelle logique pour difracter les formes de pensée et d’être – voix résolument polyphonique, incessante, réécriture des autres et de soi-même. On notera également un certain attrait pour l’ombre, l’obscur, l’abîme, l’angoisse et l’expérience précoce des ténèbres les plus terrifiantes ; et cela mis en confrontation avec une soif infinie pour la vie, un besoin impérieux de lumière et une foi inextinguible en l’amour…

 

Ne prescrivez aucune croyance à ce genre humain,

étoiles, bateaux et fumée suffisent,

il épouse les choses, détermine

les étoiles et le nombre infini,

et un trait, nomme-le trait d’un amour,

jaillit, plus pur, de tout.

 

Les cieux pendent fanés et des étoiles se

délient de l’union avec lune et nuit.

 

La nuit, vaincue – et seulement – par la force de l’amour et/ou l’étincelle de la poésie qui, seules, peuvent embraser l’indicible pour redonner consistance et couleur à la vie par-delà le sens absurde de l’existence. Peut-on alors rechercher l’origine de l’absolu dans le rapport à l’autre ? « La Bohême est au bord de la mer » tente d’y apporter une esquisse de réponse possible. Si ton ombre est aussi une lumière, l’étincelle de feu clair pourrait mener la poéte vers la sortie de ces abysses hivernaux dans lesquels elle plonge parfois de manière si abrupte. L’écriture comme purgatoire, sacerdoce qui ne laisse aucun repos mais empêche de sombrer dans la folie du désespoir.

 

Marquée très jeune par la prise de conscience que son père avait adhéré au national-socialisme, Ingeborg Bachmann n’aura de cesse d’écrire contre la violence et contre la guerre, ce qui s’inscrit dans son œuvre lyrique. Mais son corollaire ne tarda pas à s’affirmer et l’écriture va très vite obéir à une double contrainte : dire l’obscur et la lumière mais surtout le mouvement qui mène de l’un à l’autre (« Les ponts »).

 

Oscillant entre parler d’amour (poèmes de jeunesse) et de son impossibilité, c’est vers 1953 et la découverte de l’Italie que va enflammer la sensualité de Bachmann et lui donner de nouvelles impulsions : amour de la nature et de la lumière, amour de l’amour… Mais cela n’altère en rien la densité sous-jacente du poème qui aborde néanmoins des réflexions philosophiques, politiques, biographiques ou poétologiques. Sa poésie est tout aussi intellectuelle que sensuelle.

 

Fraternité

 

Tout est coups et blessures brûlantes,

sans pardon à qui que ce soit.

Blessée comme toi et blessante,

je vivais en fonction de toi.

 

Le pur frôlement, celui de l’esprit,

que chaque frôlement accroît,

nous l’éprouvons en vieillissant

inversé en silence le plus froid.

 

Le lecteur pourra lire ce recueil portant sur la seule œuvre lyrique comme une énigme, à l’instar du seul grand roman achevé, Maline (1971), auquel Ingeborg Bachmann consacra les dernières années de sa vie, car il s’agit ici de l’histoire de ce « moi sans garantie », versatile et incontrôlable, qui tente de percer l’opacité du monde… et des autres (sic) dans une lutte incessante contre le silence grandissant qui envahit tout l’espace commun. De ce moi, il ne demeure, finalement, qu’un indéchiffrable dessein, un cri, le cri de la bête qui meurt en elle-même, ultime et dérisoire rébellion dans la chute inéluctable de toute fin annoncée.

 

Ecrivain au sens large, Ingeborg Bachmann est aussi une intellectuelle qui a pratiqué nouvelles, romans, pièces, essais, livrets d’opéra… et qui n’aura eu de cesse de dénoncer le concept de propriété littéraire (l’auteur doit disparaître derrière le texte), de critiquer et de renouveler la langue qui est la sienne (sa poésie constitue au plus haut point une réflexion sur le langage) afin de repousser sans cesse, le plus loin possible, les frontières du langage. Transgresser pour se libérer !

Pour elle le poète doit justifier son existence (le but de la poésie n’est pas la beauté !), il lui faut agir, travailler à changer le monde. En cela elle suit les préceptes de Wittgenstein et ré-exploite l’une des fameuses phrases du Tractatus : « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde », pour affirmer : « Pas de monde nouveau sans langage nouveau ». Ainsi, il convient de combattre le « mauvais langage », celui de la publicité qu’Ingeborg Bachmann nomme « le langage des escrocs » car il véhicule des idéologies fatales.

 

Bachmann défie donc Sartre en affirmant que l’engagement ne se sert pas du langage qui n’est ni un outil ni le véhicule qui porterait le fer dans la plaie : au contraire, il est son fondement même et la poésie, parce qu’elle est par nature à la recherche d’une autre langue, est en soi déjà engagement !

 

En vérité

 

Celui à qui un mot n’a jamais fait perdre sa langue,

et je vous le dis,

celui qui ne sait que s’aider soi-même

et avec les mots –

 

il n’y a rien à faire pour l’aider.

Par aucun chemin,

qu'il soit court ou long.

 

Faire qu’une seule phrase soit tenable,

la maintenir dans le tintamarre des mots.

 

Nul n’écrit cette phrase

qui n’y souscrit.

 

 

François Xavier

 

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967), édition, introduction et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif, édition bilingue, Poésie/Gallimard n°499, septembre 2015, 592 p. – 13,50 €

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